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Pas de Fédération démocratique de Birmanie sans les Rohingyas

parFrançois GUILBERT , chroniqueur spécialiste des questions internationales et sécuritaires en Asie-Pacifique 

Articles de la revue France Forum

Un pays en guerre avec lui-même.

Comme chacun sait, une crise chasse l’autre ! C’est vrai sur la scène politique et médiatique internationale, mais aussi dans l’espace politique birman. Le coup d’Etat militaire du 1er février 2021 a ainsi précipité le risque d’une guerre civile généralisée occultant les autres drames passés, y compris les plus récents. Il est vrai que le commandant en chef des services de la défense a purement et simplement ramené son pays plus de dix ans en arrière.

 

UNE MONTÉE GÉNÉRALE DE LA VIOLENCE. En quelques mois, le général Min Aung Hlaing a plongé la nation birmane dans sa pire récession économique (- 18,4 %) et fait de son régime l’objet de controverses inédites au sein de la famille aseanienne1. Sur le plan politico-sécuritaire, il a mis la plus grande partie du territoire à feu et à sang. Plus d’un millier d’opposants ont été exécutés et plus de 10 000 personnes, incarcérées. La répression contre des manifestants pacifiques a pris une telle ampleur qu’elle s’est traduite par l’émergence, depuis avril 2021, de plus de 250 groupes d’autodéfense (PDF) contestant, armes à la main, la légitimité du pouvoir putschiste. Au fil des mois, une véritable guerre civile s’est installée. Elle est faite d’assassinats ciblés et d’explosions visant des infrastructures économiques comme les relais téléphoniques, des postes de police ou des biens appartenant à des affidés au régime militaire. En certains lieux, les actions de guérilla rurales et urbaines « hit and run » sont devenues de véritables batailles rangées, pouvant mobiliser plusieurs centaines de combattants hostiles aux forces armées des putschistes.

Des combats intenses se sont déroulés dans les Etats Chin, Kachin, Kayah et Kayin, entraînant probablement la mort de plus de 3 000 soldats de la Tatmadaw2. À ces affrontements ayant vu des guérilléros des PDF s’associer à des unités constituées de groupes ethniques armés (Force de défense nationale Chin (CNDF), Armée Karenni (KA), Armée de l’indépendance Kachin (KIA), Armée de libération nationale Karen (KNLA)) se sont ajoutées des révoltes armées au cœur du pays bamar. En quelque huit mois, les forces de sécurité pro-junte ont dû faire face à des attaques dans les deux tiers des townships de Birmanie. Les coups de boutoir se sont montrés très rudes dans les régions de Magway, de Sagaing, mais également de Mandalay, de Rangoun, de Bago, de l’Ayeyarwady et du Tanintharyi. Même la région-capitale de Nay Pyi Taw n’a pas échappé aux coups de main. Des actions parfois audacieuses, laissant même entrevoir des complicités au cœur de l’appareil d’état puisqu’elles ont permis d’attaquer le quartier général de la police ou encore une des directions clés du ministère de la Défense.

Cette montée générale de la violence semble toutefois avoir épargné deux Etats, pourtant traditionnellement ensanglantés. Si l’Etat Shan a vu, ici où là, quelques escarmouches entre le Conseil de restauration de l’Etat Shan (RCSS) et ses frères ennemis du Parti du progrès de l’Etat Shan (SSPP), rien de comparable aux violences constatées tout au long du corridor nord-ouest du pays. Plus étonnant peut-être, dans ce maelström belligène induit par le pronunciamento de février, l’Etat Rakhine a échappé à un déchaînement de tueries3. Il n’en a pourtant pas manqué ces dernières années que ce soit en 2018-2019 lors des affrontements conduits entre la Tatmadaw et l’Armée de l’Arakan (AA4) ou encore lorsqu’en 2017 les opérations de « nettoyage » des forces de sécurité se sont traduites par la mort de 10 000 Rohingyas et la fuite de 700 000 autres vers le Bangladesh.


LE DRAME ROHINGYA. Depuis l’automne 2020, l’AA et la Tatmadaw respectent de facto un cessez-le-feu, l’AA se trouvant même retirée de la liste des mouvements terroristes établie par le ministère de l’Intérieur. Les leaders de l’AA, soucieux de leur image internationale, prennent un grand soin à afficher un projet politique confédéral, voire indépendantiste, n’excluant pas a priori les musulmans rohingyas. Au-delà du discours sur la tolérance religieuse et la prise en compte, au quotidien, de la diversité ethnique, les nombreuses discriminations dont ils sont l’objet n’ont pas disparu. Une politique d’émancipation qui, par paternalisme, prend en considération les Rohingyas, mais sans leur offrir de réelles perspectives communautaires, voire d’améliorations de leur sort.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes de voir, aujourd’hui, ceux qui ont martyrisé récemment les Rohingyas chercher à convaincre les populations musulmanes et la communauté internationales d’une approche plus bienveillante. À ce titre, le gouvernement d’unité nationale (NUG) qui se veut l’incarnation du choix des électeurs de 2020 s’est montré le plus proactif. Au début du mois de juin 2021, le porte-parole de cette instance a exposé la nouvelle politique arrêtée à l’égard de la communauté rohingya (comprenant notamment l’abolition de la loi sur la citoyenneté de 1982). Cette volteface par rapport à la politique menée par son prédécesseur civil a été appréciée par les défenseurs des droits de l’Homme, mais guère du côté des leaders de la communauté rakhine. Ceux-ci ont souligné qu’ils n’avaient pas été consultés, mais aussi que ces décisions risquaient de « faire plus de mal que de bien  », selon les termes de l’Arakan National Party (ANP). Du côté rohingya, on se montre tout aussi circonspect. Le NUG est vu comme une émanation de la Ligue nationale pour la démocratie au pouvoir lors des violences de 2017 et n’ayant aucun membre de la communauté dans ses organes dirigeants5. De plus, malgré un discours louable et la volonté de soutenir les mécanismes juridictionnels internationaux, il est à noter que le NUG n’entend reconnaître la compétence de la Cour pénale internationale qu’à compter du 1er février 2021, excluant de jure les exactions commises avant, notamment en 2017. De même, son rapport transmis à la Cour internationale de justice, le 20 mai 2021, a fait principalement état des violences de l’armée depuis le coup d’Etat. En cela, il semble que le NUG tente plus de cibler la junte à travers les mécanismes internationaux que de rendre justice à la communauté rohingya. En outre, dans les rangs de l’opposition démocratique, le sujet rohingya est encore loin de faire consensus. Si nombre de manifestants confrontés, depuis février 2021, aux exactions systémiques de la junte comprennent mieux les horreurs commises contre les minorités, certains continuent d’appeler les Rohingyas « Bengalis » et de voir dans cette communauté des migrants venus d’Asie du Sud au fil du temps. Un préjugé bien ancré dans la société bouddhique, mais également dans la communauté chrétienne. Les propagandistes de la junte le savent et en jouent.

Sur les réseaux sociaux, leurs messages continuent de colporter la haine contre les migrants et d’affirmer qu’Aung San Suu Kyi véhicule pour le compte des Occidentaux les intérêts des musulmans et ceux de l’Organisation de la conférence islamique. La junte n’emploie pas publiquement cette narration qu’elle tolère par ailleurs. Consciente que l’icône de la démocratie a vu son image entachée en Occident par les massacres de 2017, elle se veut plus présentable en cherchant à établir qu’il y a quatre ans la Tatmadaw obéissait aux ordres du gouvernement NLD et qu’elle était prête à organiser les élections de 2020 dans les circonscriptions rakhines où les scrutins n’avaient pu se tenir, allant jusqu’à promettre à certains Rohingyas de voter comme en 2010. Un discours guère convaincant tant le général Min Aung Hlaing et la Tatmadaw sous ses ordres depuis une décennie ont fait couler le sang aux confins occidentaux de la Birmanie. Ce discours est de plus entaché par les gestes de bienveillance entrepris ces derniers mois envers les ultranationalistes rakhines6 et par l’absence d’avancées permettant le retour sûr, volontaire et durable de près d’un million de Rohingyas ayant trouvé refuge à l’étranger. Dans ce contexte, il est à craindre que le drame rohingya ne trouve une solution politique humainement et moralement acceptable. Les Rohingyas manquent également de cadres et de leaders pour la promouvoir. Les plus modérés, en Birmanie et au Bangladesh, sont les cibles des islamistes combattants de l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA). Quant aux démocrates birmans, ils peinent encore à considérer qu’il leur faut réformer le code de la citoyenneté et considérer l’existence d’une ethnicité rohingya pour bâtir par une stratégie des plus inclusives la fédération démocratique de Birmanie à laquelle ils aspirent avec force et détermination depuis le 1er février 2021.

 


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1. Le 15 octobre 2021, les neuf ministres des Affaires étrangères des pays faisant partie de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) ont fait savoir à leur homologue birman que le chef de la junte ne serait pas invité au sommet des leaders des 26 et 28 octobre.
2. Nom des forces armées birmanes. (NDLR)
3. Au sud de l’Etat, les actions conduites par la Force de défense du peuple de Thandwe (TPDF) ont été d’une ampleur limitée.
4. Voir de l’auteur « D’un conflit armé à l’autre dans l’ouest birman », in « Guerres et paix au XXIe siècle », France Forum, n° 80, avril 2021.
5. Seul le militant associatif Aung Kiaw Moe s’est vu confié une responsabilité officielle en devenant conseiller auprès du ministre en charge des droits de l’homme.
6. Le 15 octobre, le conseil d’administration de l’Etat a libéré à l’occasion du 6e anniversaire de l’accord national de cessez-le-feu 102 combattants des groupes ethniques armés dont 61 de l’AA.

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