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Le stade, lieu de célébration du nationalisme turc ?

parJean-François POLO, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Rennes, membre du laboratoire ARENES (UMR6051)

Articles de la revue France Forum

Citoyens et supporteurs, même combat !

Le football est le sport le plus populaire en Turquie. Les matches de l’équipe nationale ou du championnat turc sont regardés et commentés avec une passion rare depuis le cercle familial jusqu’au lieu de travail, en passant par la rue, les écoles, les médias ! Cette ferveur populaire unanime s’étend du petit vendeur de rue à l’avocat, à l’universitaire ou à l’homme politique. Évidemment, certains regarderont les rencontres dans les bars alors que d’autres les commenteront sur les plateaux télévisés ou auront leur place dans l’un des stades ultramodernes dont le pays s’est récemment doté pour accueillir des rencontres internationales ou soutenir la candidature du pays à l’organisation des grandes compétitions continentales. En mai 2020, Istanbul aurait dû accueillir la finale de la Ligue des champions pour la seconde fois1. La Turquie a déjà été candidate à trois reprises pour organiser l’Euro de football. Pour l’Euro 2016, elle a été battue sur le fil par la France. Cette défaite, jugée « injuste » et attribuée à l’influence de Michel Platini, à l’époque patron de l’Union des associations européennes de football (UEFA), a ravivé cette blessure de la relation complexe que la Turquie entretient avec l’Europe en général et l’Union européenne en particulier. Le sport et surtout le football sont d’extraordinaires révélateurs de cette histoire ambiguë entre désir et rejet, séduction et repoussoir, fascination et diabolisation. Appartenir à l’Union européenne permettrait, entre autres, d’être reconnus comme des Européens, ce qui a longtemps été une obsession pour la classe politique dirigeante turque. L’Europe fascine, attire, mais suscite aussi méfiance et amertume. Nul n’a oublié le traité de Sèvres (1920) qui a vu l’Empire ottoman dépecé par les États européens vainqueurs de la Première Guerre mondiale.


L’EXPRESSION D’UN NATIONALISME GRANDISSANT. Le football turc a d’ailleurs une histoire qui va de pair avec l’histoire de l’Empire ottoman défaillant et l’essor de la Turquie moderne. La modernisation et l’occidentalisation rapide impulsées par le sultan Abdulhamid II à la fin du XIXe siècle s’accompagnent d’un fort contrôle de la société, ce qui entraîne une dualité dans la culture politique et dans la vie sociale où les oppositions tradition/modernité sont vécues simultanément. Dans ce contexte, le football, qui débarque dans les ports de l’Empire avec les navires britanniques, est considéré comme l’expression d’une culture étrangère, celle de l’Europe occidentale, et donc interdit aux Ottomans musulmans par le sultan. Ce sont les minorités chrétiennes de l’Empire (notamment les Grecs) qui fourniront les premiers joueurs de football dans les villes d’Izmir ou de Thessalonique. Au début du XXe siècle, malgré l’interdiction, les élèves des académies militaires et des écoles fondées en collaboration avec des pays européens (comme le lycée francophone de Galatasaray) créent les premières équipes turques. Très vite, ces clubs sont tolérés par le pouvoir car ils permettent l’expression d’un nationalisme grandissant. Pour le fondateur du club de Galatasaray, l’« objectif était de jouer comme des Anglais, d’avoir une couleur et un nom et de battre les autres équipes non turques ». L’émergence des clubs turcs à Istanbul (Beşiktaş, Galatasaray, Fenerbahçe) s’inscrit dans cette ambition.

Le football a donc joué un rôle important dans le processus de formation de l’identité nationale. Les chants et les slogans favorisent le sentiment d’appartenance à une nation soudée par une émotion collective. Au début de la République, le football permet à la Turquie de rencontrer des équipes européennes et d’asseoir sa place dans le camp occidental (32 des 36 matches internationaux joués entre 1923 et 1949 l’ont été contre des équipes européennes). Après la Deuxième Guerre mondiale, les premières victoires contre de grandes équipes européennes (face à la grande Hongrie, en 1956, en match amical ; élimination de Manchester par Fenerbahçe, en 1968, en Coupe d’Europe des clubs champions) ont été fêtées dans une forte exaltation nationaliste.

Les expressions nationalistes sont encore plus fortes après le coup d’État militaire de 1980. Les militaires au pouvoir ont cherché à dépolitiser le pays au bord de la guerre civile en promouvant la « synthèse turco-islamiste » qui réconcilie turque. Le stade devient alors un lieu de célébration du nationalisme turc, alors que le débat politique national est lui fortement contrôlé. Paradoxalement, dans le contexte d’un espace public verrouillé, les enceintes sportives restent un des seuls lieux où peuvent s’exprimer des antagonismes entre supporteurs d’équipes rivales du championnat turc. C’est un facteur qui a certainement renforcé la rivalité exacerbée et parfois violente entre les supporteurs des clubs d’Istanbul.


UN MOYEN DE PROMOTION. La politisation prend une dimension encore supérieure dans les années 1990, au plus fort de la lutte armée contre l’organisation séparatiste kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), avec une exploitation opportuniste des mouvements ultranationalistes pour diffuser son idéologie parmi les supporteurs. C’est au nom de cette même ferveur nationaliste que le 14 octobre 2019, à l’occasion du match France-Turquie comptant pour les qualifications à l’Euro 2020, supporteurs et joueurs turcs ont exprimé, par un salut militaire, leur soutien aux forces armées engagées dans le nord de la Syrie dans une opération baptisée source de paix et présentée comme la poursuite de la lutte contre les forces kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), alliées du PKK. La condamnation de ce geste par les médias européens et l’enquête initiée par l’UEFA sont, une fois de plus, présentées comme une attitude hypocrite des Européens à l’égard de la Turquie.

Pourtant, le football a aussi été un moyen pour les autorités de promouvoir la candidature turque à l’Union européenne. Au lendemain de la victoire du club de football de Galatasaray en finale de la coupe européenne de l’UEFA en mai 2000, Süleyman Demirel, président de la République jusqu’à la veille du match et principale personnalité politique des trente dernières années, avait déclaré avec malice : « Maintenant, nous sommes devenus des Européens ! » Cette première victoire d’un club turc dans une compétition européenne avait été célébrée avec un petit goût de revanche alors que la Turquie se heurtait aux réticences des autorités européennes à ouvrir les négociations d’adhésion, notamment en raison des doutes émis par certains responsables politiques sur « l’européanité » de la Turquie. La victoire de Galatasaray aurait donc permis de rétablir une vérité contestée par le politique en consacrant, sur le terrain de football, l’identité européenne de la Turquie. Accueillir une grande compétition comme l’Euro de football est également perçu comme un moyen de renforcer l’image de la Turquie et de ses leaders sur les scènes nationale et internationale. Même si le rêve européen paraît aujourd’hui très improbable, le stade de football reste encore un des espaces où le pays peut encore se rêver en conquérant de l’Europe2.

 


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1. À cause de l’épidémie de Covid-19, de nombreux événements ont été annulés ou reportés (NDLR).
2. Le conquérant de l’Europe (« Avrupa Fatihi ») était le surnom du sultan Mehmet qui avait conquis Constantinople en 1453. C’est aussi un slogan régulièrement chanté par les supporteurs de football dans des rencontres contre des équipes européennes.

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