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Saint-Saëns et l’indifférence

parNicolas VIEL, musicologue

Articles de la revue France Forum

Envisage-t-on prochainement une fête de la plomberie, une journée par an au cours de laquelle le tour de clé à molette serait gratuit ?

Envisage-t-on prochainement une fête de la plomberie, une journée par an au cours de laquelle le tour de clé à molette serait gratuit ? Ou imagine-t-on plutôt que les boulangers organisent une fête du pain où chacun pourrait à volonté engloutir la boulange sans contrepartie ? C’est pourtant ce que l’on pense pouvoir faire avec la musique, gratuite le 21 juin de chaque année, alors qu’elle est en toute autre circonstance payante. Le célèbre adage « Qui copie un fichier mp3 vole un bœuf » n’est pas valable ce jour-là. Étrange idée à la mesure du mépris incompréhensible dont font preuve les pouvoirs publics à l’égard de la culture musicale en particulier, mettant à l’arrêt pendant un an et demi ce secteur. Rappelons qu’un rapport de l’inspection générale des Finances de 2013 chiffrait l’apport de l’industrie culturelle au PIB à hauteur de 3,2 %, soit sept fois plus que celui de l’industrie automobile1.

Autre démonstration de l’indifférence que suscite la culture française chez nos dirigeants  : il n’est pas de compositeur en France qui ait connu autant de succès, autant d’honneurs, de gratifications, puis n’ait été aussi doctement ignoré, voire méprisé, que Camille Saint-Saëns dont nous célébrons, plutôt discrètement, cette année, le centième anniversaire de la disparition. Imagine-t-on pareil dédain pour Jean Sibelius en Finlande, pour Manuel De Falla en Espagne, pour Béla Bartók en Hongrie ou Benjamin Britten en Angleterre ?

Camille Saint-Saëns fut un virtuose précoce et généreux (il compose sa première pièce à trois ans et demi !) qui mena de front la carrière de compositeur et celle d’interprète. Il connut une gloire jamais démentie sur toutes les scènes du monde occidental. Bernard Shaw ne tarit pas d’éloges à chacun de ses passages à Londres et raconte que le public le rappela un grand nombre de fois après qu’il eut joué son vigoureux Deuxième Concerto (celui dont le premier mouvement ressemble tant à la Quatrième Balade de Chopin)2 . Voyageur infatigable, auteur de douze opéras, de cinq concertos pour piano, de cinq symphonies dont une avec orgue, d’un grand nombre d’oratorios, d’une pléthore de pièces pour petites formations, de pièces pour piano, de mélodies, il donna des récitals aux États-Unis comme en Asie, à San Francisco comme à Hanoï.

Avec ses amis César Franck, Gabriel Fauré et Édouard Lalo, il fut aussi un défenseur acharné de ce qu’on appellerait aujourd’hui avec emphase l’identité musicale française, en particulier face à la vogue du wagnérisme, défendant une forme d’élégance et d’énergie très éloignée des déversements affectifs et des transes du romantisme allemand qui sévissaient en France à la fin du XIXe siècle. Il participa à l’édition complète des œuvres de Jean-Philippe Rameau et fit redécouvrir le génie de Marc-Antoine Charpentier, totalement oublié à cette époque.

Il faut saluer l’initiative de la Confédération musicale de France qui propose de dépasser le contexte sanitaire actuel par la réalisation d’une vidéo confinée et massivement collaborative autour de l’œuvre Orient et Occident. Chaque participant volontaire doit s’enregistrer en train de jouer sa partie d’instrument. Souhaitons à cette entreprise, qui s’est clôturée le 21 juin justement, tout le succès qu’elle mérite.
 

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1. Serge Kancel, Jérôme Itty, Morgane Weill, Bruno Durieux, « L’apport de la culture à l’économie en France », Inspection générale des finances, 2013. 2. Bernard Shaw, « un concert d’une longueur... », The World, 7 juin 1893, in Bernard Shaw, Écrits sur la musique, « Bouquins », Robert Laffont, 1994, p. 862.

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