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Naissance d’un nouvel Empire ottoman : l’Africanistan

parBernard JOMARD, expert international, entrepreneur

Articles de la revue France Forum

Quand Erdogan se rêve en Soliman le magnifique !

Les Occidentaux ont trop vite oublié que l’Empire ottoman a duré de 1300 à 1923, soit plus de six siècles. ils ont aussi oublié que, durant trois siècles, celui-ci s’est étendu des portes de Vienne au golfe Persique, de l’Algérie à l’Azerbaïdjan, de l’Ukraine au Soudan et au Yémen. Aussi, dans la mémoire de chaque Turc, restent présents les souvenirs de la grandeur de l’Empire ottoman, expliquant l’actuelle volonté de puissance militaire, commerciale, industrielle et agricole.

Depuis l’écroulement de l’URSS, la Turquie est redevenue très présente dans plusieurs pays d’Asie centrale où elle possède d’importants intérêts économiques. Elle a été aussi un acteur important de la crise ukrainienne de 2013, crise née en partie de l’évolution des positions des acteurs du secteur du gaz et surtout de l’évolution de son acheminement. souvenons-nous de la violence du conflit politique russoturc dont le paroxysme a été atteint, en novembre 2015, quand l’armée turque a détruit un soukhoï de l’armée de l’air russe. Il a fallu attendre plusieurs mois – juin 2016 exactement – et un contact direct entre le président russe, Vladimir Poutine, et son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan, pour que les relations bilatérales se normalisent, même si leurs positions continuent de diverger lourdement en Syrie.


DES DIRIGEANTS RAMENÉS À LA RAISON. Entre les Russes, gros producteurs de pétrole et de gaz naturel, et les Turcs, sans ressources naturelles à ce jour, il était évident que les relations ne pouvaient que se normaliser. C’est, en tout cas, dans ce contexte qu’a vu jour le gazoduc TurkStream (30 milliards de m3 de gaz par an) construit par la compagnie russe Gazprom. Ce gazoduc, passant sous la mer Noire et contournant l’Ukraine, permet à la Russie d’exporter son gaz vers la Turquie et l’Europe.

On retrouve cette même joint-venture turco-russe dans la médiation du conflit libyen. Une médiation invraisemblable a, en effet, eu lieu entre les troupes de l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar soutenues par les Russes et les troupes du gouvernement d’accord national (GAN) de Fayez al-Sarraj soutenues, elles, par les Turcs (et reconnues par la communauté internationale). Les rencontres entre les deux parties ennemies à Moscou ont confirmé l’émergence de la Turquie et de la Russie dans cette zone et, quoi qu’il arrive, les deux pays devraient être les grands gagnants du conflit libyen tant sur les plans économique que diplomatique.

Rappelons aussi que, devenue très proche de l’Arabie saoudite et de certains émirats dont le Qatar – pourtant « ennemi » de l’Arabie saoudite –, la Turquie a, aujourd’hui,un positionnement « sunnite ».

N’ayant pas réussi son coup d’État économique en syrie et ayant rencontré des difficultés au Yémen où il est en lutte avec l’Iran, ce groupement d’intérêts sunnite a donc lentement, mais sûrement, jeté son dévolu sur l’Afrique en commençant par l’Afrique du Nord dont il est très proche culturellement grâce à leur religion partagée. Ces intérêts sunnites sont déjà bien présents au Mali, au Tchad, au Nigeria, en Côte d’ivoire et, bien sûr, en Libye, pays désintégré, mais très gros producteur de pétrole.
 

UNE CONJONCTION D’INTÉRÊTS. À quoi pourrions-nous assister dans le futur ? Il semble évident que la Turquie, alliée à la Russie et au Qatar, peut réussir son coup d’État en Libye. ses troupes de mercenaires et de supplétifs pourraient être ensuite déployées au Sahel où la Russie a déjà signé des accords de coopération militaire. Un déploiement qui tenterait de chasser bien évidemment les troupes françaises, sauf si l’allié américain se décidait à rejoindre ce bourbier. L’Algérie passant sous influence qataro-turque pourrait être le détonateur de cette stratégie. On assisterait alors à la naissance de cet Africanistan, une zone d’influence militaropolitique russe et d’influence économique turque allant de l’Asie centrale à l’Afrique.

Si ces opérations se révélaient être un succès, la Turquie pourrait alors vouloir rebattre les cartes de la domination énergétique en Méditerranée. Une Turquie qui voit d’un mauvais oeil la construction du gazoduc Eaststream (10 milliards de m3 de gaz par an) qui devrait relier les champs de gaz de Chypre et d’Israël à l’Europe continentale. Il y a fort à parier que la Turquie, qui dénonce déjà le partage des eaux et des ressources énergétiques de cette zone disputée (le nord de Chypre est sous occupation militaire turque), établisse un rapport de force en envoyant des bâtiments militaires repousser les entreprises qui prospectent.

La Turquie reste malgré tout une terre d’accueil : les Russes blancs en 1917, les juifs d’Europe de l’Est dans les années 1940, les Iraniens en 1980, les réfugiés des Balkans en 1990, les Syriens aujourd’hui. À cause de cela, ou grâce à cela, Constantinople était, est et sera toujours au coeur d’un bouleversement géopolitique de fait très éloigné de la volonté de stabilité des Européens. Bien sûr, les citoyens turcs seront toujours les premières victimes collatérales de ce chaos qui se traduit notamment par la privation de la liberté de la presse, un État policier et un système judiciaire dans la main du président.

Seule une question demeure : les alliances étant faites pour être rompues, que se passera-t-il lorsque les relations entre la Turquie et la Russie se refroidiront ? 

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