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Une situation révolutionnaire

parLaurent ALEXANDRE, neurobiologiste, président de DNAvision

Articles de la revue France Forum

Les paradis perdus de l'intelligence humaine.

« Nous ferons des machines qui raisonnent, pensent et font les choses mieux que nous le pouvons », expliquait Sergueï Brin, en 2014. Cette prophétie du cofondateur de Google signe un changement de civilisation : le silicium va dépasser le neurone.

En mars 2016, la victoire d’AlphaGo, une intelligence artificielle (IA) développée par DeepMind, filiale à 100 % de Google, sur le sud-Coréen Lee sedol est une étape capitale dans l’histoire de l’intelligence non biologique. Les experts n’attendaient pas qu’une machine batte un champion de go avant dix ou vingt ans. Réseaux de neurones artificiels, machine learning et deep learning sont redoutablement efficaces et témoignent de la convergence entre les sciences du cerveau et l’informatique. Demis Hassabis, fondateur de DeepMind, a d’ailleurs soutenu une thèse de neurosciences avant de créer, puis de revendre à Google, son entreprise. Au moment où la loi de Moore ralentit, une nouvelle tendance  exponentielle apparaît dans l’univers de l’apprentissage automatique. Elle est explosive : il est plus facile d’avoir une progression exponentielle avec du logiciel qu’avec des processeurs. Le design d’un microprocesseur ne peut être réinventé tous les matins, mais un logiciel de type AlphaGo s’améliore en continu. Nous entrons dans un monde algorithmique et AlphaGo marque le début des victoires de l’IA sur l’homme : quasiment aucune activité humaine n’en sortira indemne. A court terme, l’arrivée de cerveaux faits de silicium est un immense challenge pour la plupart des professions. Comment exister dans un monde où l’intelligence ne sera plus contingentée ? Jusqu’à présent, chaque révolution technologique s’est traduite par un transfert d’emplois d’un secteur vers un autre – de l’agriculture vers l’industrie, par exemple. Avec l’IA, le risque est grand que  beaucoup d’emplois soient détruits, et non transférés.


UNE MUTATION DU POUVOIR MÉDICAL. L’exemple de la médecine est caricatural. D’ici à 2030, plus aucun diagnostic médical ne pourra être établi sans système expert. Il y aura un million de fois plus de données dans un dossier médical qu’aujourd’hui. Cette révolution est le fruit du développement parallèle de la génomique, des neurosciences et des objets connectés. L’analyse complète de la biologie d’une tumeur représente, par exemple, 20 000 milliards d’informations. De nombreux capteurs électroniques pourront bientôt monitorer notre santé : chaque jour, les objets connectés, comme les lentilles Google pour les diabétiques, produiront des milliers, puis des milliards d’informations pour chaque patient. Google X, le laboratoire secret, travaille à mettre au point un système de détection ultra  précoce des maladies par des nanoparticules qui généreront, elles aussi, une quantité monstrueuse  l’informations.

Les médecins devront affronter une véritable « tempête numérique » et interpréter des milliers de milliards d’informations quand ils ne gèrent, aujourd’hui, que quelques poignées de données. Même Dr House serait incapable de traiter ce déluge de données. La profession peut -elle s’adapter à une mutation aussi brutale ? La réalité est que Watson, le système expert d’IBM, est capable d’analyser en quelques instants des centaines de milliers de travaux scientifiques pour comprendre une mutation cancéreuse là où il faudrait trente-huit ans à un cancérologue travaillant jour et nuit pour un seul patient. C’est plus que l’espérance de vie du patient, et même de l’oncologue. Puisqu’il est exclu que le médecin vérifie les milliers de milliards d’informations qui seront produites, nous allons assister à une mutation radicale et douloureuse du pouvoir médical. Les médecins signeront des ordonnances qu’ils n’auront pas conçues. Le risque est grand que le médecin soit l’infirmière de 2030, subordonné à l’algorithme comme l’infirmière l’est aujourd’hui au médecin. Autre effet collatéral, l’éthique médicale ne sera plus le produit explicite du cerveau du médecin : elle sera produite plus ou moins implicitement par le système expert. Le pouvoir médical et éthique sera aux mains des concepteurs de ces logiciels. Ces systèmes experts seront des monstres de puissance et d’intelligence. Les leaders de l’économie numérique, les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ainsi qu’IBM et Microsoft, seront, sans doute, les maîtres de cette nouvelle médecine.


LES LABRADORS DE L’IA. Certains philosophes craignent la fin de notre libre arbitre. Les exploits de l’IA s’accompagnent évidemment d’une avalanche de prédictions catastrophistes. La crainte est qu’une super IA devienne hostile. Le fondateur de DeepMind exclut ce scénario pour encore plusieurs décennies, mais faut-il pour autant être rassuré ? Est-il raisonnable d’apprendre aux machines à tromper, dominer, dépasser les hommes ? Est-il sage de leur apprendre à cacher leurs intentions, à déployer des stratégies agressives et manipulatrices comme au jeu de go ? Nick Bostrom, spécialiste des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et sciences cognitives), défend l’idée qu’il ne peut y avoir qu’une seule espèce intelligente dans une région de l’univers. Toute espèce intelligente (biologique ou artificielle) ayant comme premier objectif sa survie, on peut craindre que l’IA se prémunisse contre notre volonté de la museler en cachant ses intentions belliqueuses dans les profondeurs du Web. Nous ne pourrions même pas comprendre ses plans : certains des coups d’AlphaGo ont été d’abord perçus comme de graves erreurs alors qu’il s’agissait de coups géniaux, témoins d’une stratégie subtile dépassant l’entendement humain. Elon Musk, le génial créateur de Tesla et de spaceX, prévoit que nous serons les labradors de l’IA : les plus empathiques d’entre nous, du point de vue de l’IA, deviendront des compagnons domestiques. Nous ne savons pas si l’IA peut devenir hostile avant 2050, mais si nous ne réformons pas de toute urgence nos systèmes éducatifs, la révolution est probable. Il ne s’agira pas seulement de technologie… ce sera une vraie révolution menée par les 99 % d’habitants qui n’auront pas leur place dans un monde où l’IA leur sera supérieure et qui auront été mis dans une terrible impasse par une école aveugle. Aujourd’hui, les écoles forment des jeunes qui seront sur le marché du travail au moins jusqu’en 2060 : elles doivent faire un immense effort de prospective pour imaginer le monde de demain. Il faut identifier les rares zones où l’intelligence humaine restera indispensable, en synergie avec l’IA, et y orienter les étudiants.

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