Sursaut démocratique en Autriche

parAlbert KALAYDJIAN, chargé de mission au Sénat
9 Décembre 2016
Actualité

La victoire du candidat écologiste contre son adversaire d'extrême droite à l'élection présidentielle autrichienne est une excellente nouvelle pour l'Union européenne. Comment Alexander Van der Bellen a-t-il réussi ce tour de force alors qu'en Autriche comme ailleurs la tentation nationaliste et populiste est plus forte que jamais ?

Très tôt, dans la nuit de dimanche à lundi, la bonne nouvelle est tombée : en Autriche, le candidat de l’extrême droite, Norbert Hofer, a été nettement battu, son adversaire écologiste, Alexander Van der Bellen, recueillant 53,3 % des voix. Pourtant, à y regarder de plus près, les choses se sont déroulées de manière beaucoup plus complexe. L’alerte, néanmoins, a été forte pour tous les démocrates en Europe.


LES AMBIGUÏTÉS DE LA CLASSE POLITIQUE. Un gouvernement de coalition regroupant socialistes modérés et démocrates-chrétiens conservateurs a dirigé le pays pendant un quart de siècle depuis l’indépendance, en 1955. Le chancelier était démocrate-chrétien, le président de la République social-démocrate. Le scrutin proportionnel balançait les forces respectives des deux partis et l’ensemble de l’administration – nationale, régionale et municipale – était réglé selon ce rapport de force, y compris à la radio-télévision autrichienne. Même des places au célèbre festival de musique de Salzburg étaient distribuées selon cette norme. C’était la proporz, la proportionnelle à l’autrichienne.

Ce système faisait de plus en plus de mécontents qui trouvèrent refuge dans le FPO, Parti de la liberté d’Autriche. Regroupant à l’origine des nationalistes libéraux, selon l’esprit de 1848, des libéraux laïques et anticléricaux, des national-conservateurs et des nationalistes d’extrême droite, ce parti fut, longtemps, le réceptacle de tous les opposants au régime qui n’étaient pas de gauche, mais demeurait sans réel moyen d’influer sur les événements politiques du pays.

Tout changea avec la prise du pouvoir, au sein du SPO (Parti socialiste autrichien), de Bruno Kreisky : il voulait imposer une politique plus à gauche, une ouverture vers l’est, une réorientation internationale plus tiers-mondiste et une politique extérieure dite de neutralité active. Avec le concours de Franz Jonas, président de la République et socialiste, il imposa, en février 1970, un gouvernement minoritaire, puis, en septembre 1971, un gouvernement majoritaire qui rejeta les démocrates-chrétiens dans l’opposition.

Ce fut la chance du FPO qui s’orienta alors un peu plus vers la droite. Pis, en 1983, pour ne pas perdre le pouvoir, les socialistes autrichiens, volontiers donneurs de leçons, vont contracter une alliance avec l’extrême droite sous la houlette d’un nouveau chancelier, Fred Sinovatz (1983-1986). Et ce, malgré l’hostilité de Bruno Kreisky qui mit fin alors à sa carrière politique. Au sein du FPO naquit une sourde hostilité entre Norbert Steger, partisan d’une alliance avec le SPO, et Jorg Haider, bien décidé à mettre un coup de barre encore plus à droite. Ce dernier l’emporta en 1986 et suscita une montée électorale de l’extrême droite, passée de 5 % des suffrages, en 1983, à 26,9 %, en 1999. À cette date, les libéraux autrichiens du FPO décidèrent de passer un accord avec les démocrates-chrétiens de Wolfgang Schussel malgré les protestations véhémentes de l’Europe.

L’extrême droite autrichienne était alors à un tournant .Elle obtint, entre 1999 et 2006, des postes importants comme, par exemple, la vice-chancellerie d’Autriche. Habilement, elle renonça dès lors à présenter des candidats à l’élection présidentielle. Mais Jorg Haider, pourtant habitué à justifier la politique socialiste du IIIe Reich, trouva encore plus dur que lui. En 2005, au congrès du parti, Heinz Georg Strache prit le pouvoir, Haider ayant fondé une dissidence plus “modérée”, le BZO (Alliance pour l’avenir de l’Autriche). Cette dissidence à la Bruno Mégret a disparu avec la mort de son fondateur, décédé dans un accident de voiture.


L'INQUIÉTANTE MONTÉE DE L'EXTRÊME DROITE. Les résultats du FPO aux élections entre 2006 et 2016 sont éloquents :

- élections législatives de 2006, 11 % des voix et 21 députés ;
- élections législatives de 2008, 17,5 % des voix et 34 députés ;
- élections européennes de 2009, 12,7 % des voix et 2 députés ;
- élection présidentielle de 2010, 15,2 % des voix ;
- élections législatives de 2013, 20,6 % des voix et 40 députés ;
- élections européennes de 2014, 19,7 % des voix et 4 députés.

Le programme du parti est sans ambiguïté : projet de référendum sur l’interdiction du voile islamique et des minarets (à l’instar de celui de 2009 en Suisse, organisé à l’initiative de l’Union du centre de Christophe Blocher) ; volonté d’interdire l’immigration en provenance de pays musulmans et mise en place d’un “contrat d’intégration” pour les étrangers vivant en Autriche ; refus de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.

Les événements de l’été 2015, la déclaration maladroite de Angela Merkel et la poussée migratoire firent le reste. Norbert Hofer, le candidat du FPO, réalisa 35,1 % des voix à l’élection présidentielle, obtenant la première place, le 24 avril 2016. Il s’agissait alors du meilleur score réalisé par le parti au niveau fédéral depuis sa fondation, le 4 novembre 1955. La campagne pour le second tour fut très dure : les deux candidats socialiste et démocrate-chrétien avaient obtenu chacun 11 % des voix, soit 22 % en tout, ce qui était, et demeure toujours, très inquiétant pour le gouvernement de coalition. Le chancelier socialiste Werner Fayman ne survécut pas au désastre : il démissionna le 9 mai 2016, plongeant le pays dans une crise sans précédent.


L'INDÉCISE ÉLECTION DU DEUXIÈME TOUR. C’est donc dans une Autriche sans gouvernement et avec un président sortant à bout de course, et ne pouvant constitutionnellement se représenter, que se déroula le deuxième tour, celui de tous les dangers. Le candidat de l’extrême droite partait favori. Élu, il aurait eu des pouvoirs constitutionnels, rarement utilisés, mais plus étendus juridiquement que ceux du président français. L’article 70 de la Constitution lui donne, en effet, le droit de révoquer le gouvernement fédéral, ce que la Constitution française n’autorise pas (malgré les contournements constitutionnels faits par le général de Gaulle et ses successeurs). Il aurait pu, selon l’article 29, dissoudre le Bundestag et nommer les chefs militaires et les ambassadeurs, le tout sans contreseing ministériel. Au demeurant, il est le véritable chef de la diplomatie autrichienne selon l’article 65 qui en fait le seul représentant de droit de l’État autrichien. Il pourrait ainsi remplacer le chancelier à Bruxelles s’il le souhaitait.

Norbert Hofer, une fois élu, aurait donc eu des pouvoirs considérables et n’aurait sans doute pas hésité à s’en servir. Il aurait pu avoir le désir d’anticiper les élections législatives, le mandat actuel de la Chambre expirant le 1er octobre 2017.

Le 22 mai dernier, le suspens était à son comble. Le dimanche soir, le candidat du FPO avec 52 % des voix était donné vainqueur. Mais le vote par correspondance sauva la mise du candidat des verts, Alexander Van der Bellen, qui obtint finalement 50,3 % des suffrages exprimés et 30 863 voix d’avance. Norbert Hofer, avec beaucoup d’élégance, reconnut sa défaite.

Mais son parti ne le suivit pas et déposa un recours. Le 1er juillet, soit sept jours avant l’installation du nouveau président au palais de la Hofburg, après avoir auditionné 90 personnes en deux semaines, la Cour constitutionnelle invalida le deuxième tour du scrutin présidentiel. Elle indiquait que, s’il n’existait aucune preuve de fraude électorale, des irrégularités avaient entaché le scrutin. Celles-ci ont été observées dans 94 des 117 circonscriptions électorales sur 77 926 bulletins de vote par correspondance dépouillés en dehors des heures légales et, dans 14 circonscriptions, sans la présence de scrutateurs assermentés. Le président de la Cour constitutionnelle déclara alors que la publication du résultat des votes par correspondance le jour même de l’élection allait à l’encontre du principe de la liberté de choix des électeurs.


L'IMPROBABLE TROISIÈME TOUR. Un nouveau gouvernement de coalition, dirigé par le chancelier Christian Kern, vit le jour. Il fut, bien sûr, désappointé par la décision de la Cour car, le 8 juillet, un conseil présidentiel chargé de l’intérim présidentiel, en remplacement de Heinz Fischer, fut mis en place. Le fauteuil était occupé, pour la première fois depuis l’indépendance, par la présidente du Conseil national, la socialiste Doris Buris, et ses deux vice-présidents, le démocrate-chrétien Karl Heinz Kopf et le libéral Norbert Hofer.

Le troisième tour de l’élection était initialement fixé au 2 octobre. Le 12 septembre dernier, le ministre de l’Intérieur, Wolfgang Sobotka, annonça qu’il était repoussé au 4 décembre, en raison de problèmes apparus sur les enveloppes : ces dernières fermaient mal et une enveloppe mal fermée invalide le vote. Or, ces enveloppes avaient commencé à être distribuées aux électeurs souhaitant voter par correspondance. Ces derniers représentaient 16,70 % des électeurs lors du deuxième tour invalidé.

La campagne électorale a été très disputée. Norbert Hofer a fait de l’immigration le thème central de la campagne. “Ta patrie a maintenant besoin de toi” était son slogan. Le parti libéral, eurosceptique, demandait l’organisation d’un référendum sur l’appartenance de l’Autriche à l’Union européenne en cas d’adhésion de la Turquie. Le candidat populiste a d’ailleurs évolué dans son discours. Opposé, en 1994, à l’intégration européenne, il avait indiqué sa volonté de peser contre une dévolution supplémentaire des pouvoirs en faveur de Bruxelles. Sachant que la majorité des Autrichiens étaient hostiles à une sortie de l’Union européenne, Norbert Hofer quitta, tardivement, le champ extrémiste et abandonna la dialectique antieuropéenne qui effrayait l’électeur. Il ajouta aussi qu’il était favorable à la démolition de la maison natale de Adolf Hitler, située à Braunau, près de la frontière allemande.


L'INCONTESTABLE VICTOIRE DE VAN DER BELLEN. Un examen attentif de la campagne présidentielle sur ORF, la chaîne publique de télévision autrichienne, et sur Internet a montré que le candidat des verts a su séduire une partie des électeurs conservateurs. “Mes montagnes, mes vallées, mes campagnes” était son slogan. Loin d’être un vert répressif et moralisateur, il promettait, à sa manière, une “identité verte heureuse”. Il a terminé sa campagne électorale, le 2 décembre, dans une usine désaffectée et transformée en espace culturel, située au cœur d’un quartier populaire de Vienne. Son équipe de campagne, faute d’argent, a dû s’adapter et a été particulièrement innovante sur les réseaux sociaux.

Il a mené son combat avec beaucoup d’intelligence, promettant à tous les Autrichiens la tranquillité, la paix, et ajoutant que jamais il ne signerait la nomination comme chancelier fédéral de Heinz Georg Strache, le leader du FPO, jugé “dangereux pour l’Autriche”. Placé longtemps à la tête des verts, il avait réussi à les sortir des limbes pour en faire une force capable de tenir la dragée haute aux grandes formations traditionnelles que sont le SPO des sociaux-démocrates et l’OVP des démocrates-chrétiens. Mais il eut l’intelligence de se présenter en candidat indépendant, s’évitant le parcours de l’investiture du parti qui a pourtant financé sa campagne. Le Tyrol est la patrie du candidat né de père russe et de mère estonienne, ayant quitté tous deux la Russie en 1917. Van der Bellen vanta la profondeur rassurante des vallées alpines les plus reculées, dans le Kaunertal, connu pour son panorama impressionnant. C’est ici, au pied des glaciers, qu’il s’est fait photographier pour ses affiches électorales où le mot patrie est écrit en gras sur un fond de carte postale.

Alexander Van der Bellen entrera en fonction le 26 janvier 2017. Pour vaincre son adversaire, il a su convaincre qu’il savait rassembler sans diviser. Aux immigrés, il a insisté sur son propre parcours d’intégration ; aux paysans, il a su rappeler qu’il était un Tyrolien d’adoption ; aux ouvriers, il a demandé de ne pas céder au désespoir ; et, aux couches urbaines plus jeunes, plus aisées et plus intellectuelles, il en a appelé à la mobilisation contre le fascisme. C’est, en effet, à une rescapée des camps de la mort, âgée de 89 ans, qu’il doit aussi son élection. Elle emporta la décision. Avec émotion, la vieille dame, utilisant Internet (430 000 clics), rappela dramatiquement ce qu’évoquait, pour elle, le candidat du FPO, le souvenir de Dollfuss, le chancelier cléricalo-fasciste, à Seyss-Inquart, le chancelier nazi. Elle a convaincu les électeurs autrichiens de ne pas ouvrir la boîte de Pandore et c’est une bonne nouvelle pour l’Europe tout entière.

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