Soixante-dix ans de surprenante résilience

parSubratra K. MITRA, directeur de l'Institute of South Asian Studies (Singapour), professeur-chercheur à l'Université nationale de Singapour 

Articles de la revue France Forum

Etat, démocratie, oui. Nation ? Pas encore...

En 1947, l’Inde a rejoint les rangs des états démocratiques indépendants, après de longues années de domination coloniale britannique. Peu de facteurs jouaient en sa faveur, à commencer par ses frontières, nouvelles et instables. La société indienne, encore profondément marquée par le souvenir de conflits intercommunautaires violents, devait, quant à elle, se remettre d’une partition brutale accompagnée de mouvements de population massifs. À cela s’ajoutaient une insurrection communiste manquée à Telangana, dans le sud du pays, et la première guerre indo-pakistanaise. Pourtant, soixante-dix ans plus tard, la démocratie reste solidement ancrée en Inde.

Démocratie et développement sont bien souvent difficiles à concilier, en particulier dans les sociétés en transition. À ce « principe », l’Inde pose une exception. Dès le départ, démocratie et développement ont fonctionné en tandem. Pour comprendre la pertinence du modèle indien, six éléments caractéristiques sont à prendre en compte.


SIX ÉLÉMENTS CARACTÉRISQUES. La tenue d’élections régulières et efficaces, pour toutes les fonctions et institutions importantes à l’échelle centrale, régionale et locale du système politique, est l’une des clés du succès de la démocratie indienne. Le phénomène d’expansion électorale a permis une progression continue des droits, un accroissement du degré d’indépendance et d’autonomisation et l’insertion de nouvelles élites sociales dans l’arène politique. C’est ainsi que les sujets se sont transformés en citoyens et les rebelles en parties prenantes. La mobilisation électorale de groupes socialement marginalisés a amené une transformation des politiques. Les gouvernements successifs ont, en effet, introduit des lois destinées à promouvoir l’intégration, l’aide et l’autonomisation sociales. Le pourcentage de personnes vivant sous le seuil de pauvreté a beaucoup diminué. En dépit des changements gouvernementaux, l’Inde a réussi à maintenir une certaine continuité en matière de politique intérieure et a poursuivi ses objectifs liés à la libéralisation économique, à la mondialisation et à la nucléarisation.

Le bilan réussi du pays en matière d’organisation de l’Etat et, plus récemment, la diminution progressive du contrôle étatique sur l’économie témoignent positivement de l’efficacité de son dispositif institutionnel et de ses processus politiques. Dans un même mouvement, la séparation des pouvoirs, l’indépendance des médias, les groupes de défense des droits civiques et un système judiciaire proactif ont créé des conditions favorables à l’émergence de politiques démocratiques. Aussi, contrairement au reste de l’Asie du Sud, les principaux partis politiques indiens ne remettent pas en question la légitimité des institutions modernes du pays. 

La fédération indienne a simultanément réussi à différencier le paysage politique et administratif tout en maintenant fermement l’unité et l’intégrité de l’Etat dans son ensemble. Ainsi, les frontières des Etats ont été redéfinies en fonction de leur langue maternelle et, tandis que la majeure partie de la gouvernance régionale se fait dans la langue locale, l’hindi et l’anglais demeurent les langues de liaison, conformément au principe national d’« unité dans la diversité ». Parallèlement, le développement de coalitions politiques qui s’efforcent d’accueillir de petits groupes politiques a contribué à promouvoir l’unité nationale. Le maintien de l’ordre et le respect de la loi sont, eux, devenus un vrai joint-venture entre Delhi et les Etats fédéraux.

Les régions sont devenues des unités culturelles et politiques cohérentes et ont, par conséquent, gagné en puissance. La libéralisation économique a eu pour effet de transformer progressivement l’ensemble de l’Inde en une seule unité économique, permettant ainsi une collaboration interrégionale impossible auparavant. Simultanément, les régions se sont imposées comme des lieux de gouvernance à part entière et comme des tremplins pour les politiques et les fonctionnaires les plus ambitieux. Malgré ces progrès significatifs en matière de démocratie et de développement, le projet de construction nationale demeure incomplet. Alimenté par la recherche d’une identité collective, il est devenu l’un des problèmes fondamentaux du XXIe siècle. Les connexions mises au jour entre des attaques terroristes commanditées depuis l’étranger et la complicité des populations locales soulèvent bien des interrogations quant au succès de la démocratie inclusive indienne et à la capacité de l’Etat à garantir sécurité et ordre public. Il est important que le droit légal à la citoyenneté et les obligations qui en découlent soient concurremment accordés de sorte que les individus se sentent légitimement investis et moralement engagés. Dans le cas contraire, apparaissent des troubles violents, des émeutes intercommunautaires, voire des guerres civiles. L’Inde s’appuie donc sur un contrat institutionnel pour élaborer sa stratégie consistant à transformer les sujets en citoyens. L’affirmation de l’identité et du lien avec le pays est apparue comme une base supplémentaire de la citoyenneté indienne, en plus de la naissance et de la résidence.

L’indépendance indienne n’est pas le fruit d’une guerre révolutionnaire, mais d’une négociation prolongée entre le dirigeant colonial et les principaux acteurs du mouvement pour l’indépendance. Le processus de négociation s’est révélé complexe car les discussions entre « colonisateurs » et « colonisés » s’entrecroisaient dans des conflits entre les colonisés eux-mêmes. Le régime qui a suivi l’indépendance a été construit sur le partage du pouvoir entre des opposants qui, au cours du processus, avaient appris à utiliser les institutions démocratiques pour brider la lutte pour le pouvoir. Ainsi, la négociation est devenue un élément essentiel de la politique et de la vie quotidienne indiennes.

L’Inde a réussi sa transition démocratique malgré l’absence, au départ, des conditions sociales et économiques requises. Le lien qui unit harmonieusement démocratie et développement n’est néanmoins pas la première image qui se dégage de ce pays. Pourtant, une analyse approfondie révèle une image plus satisfaisante. L’Inde s’est frayé un chemin vers une croissance durable et à faible inflation. Toute une génération d’Indiens appartenant à la classe moyenne a eu accès au crédit, au logement, à l’éducation, aux soins de santé et aux voyages. Il n’est pas surprenant de voir des entreprises indiennes s’installer au cœur des capitales étrangères. Avec des frontières relativement sûres, des élections libres et équitables, un système de gouvernance efficace et une connectivité universelle, l’Inde est, aujourd’hui, un acteur important sur la scène mondiale. Alors que le pays célèbre sa soixante-dixième année d’indépendance depuis l’accession au pouvoir de Jawaharlal Nehru, il est important de fixer des objectifs précis pour la prochaine décennie. Pour devenir l’une des principales puissances du « siècle asiatique », le pays doit résoudre les conflits latents qui existent avec le Pakistan et la Chine, équilibrer croissance et justice et se pencher sérieusement sur la prestation de services publics.

 

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