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A qui donne-t-on les clés de nos mobilités ?

parGabriel PLASSAT, ingénieur à l'ADEME, fondateur de la Fabrique des Mobilités

Articles de la revue France Forum

Une mobilité à consommer avec innovation.

L’écart entre la réalité de nos transports et les objectifs à atteindre pour respecter, entre autres, les plafonds des émissions de polluants et la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) ne cesse de croître. Aucun acteur seul ne trouvera la solution. Pas de technologie ni sauveur ni héros. La transformation en cours est intégrale. Ce sont les conditions, le contexte, le substrat qu’il faut transformer.


DEPUIS DES ANNÉES... Depuis les premiers signes émis en 1972 (club de Rome) et 1973 (premier choc pétrolier), rien n’a vraiment changé. Nous avons agi et agissons à la marge. La situation est tellement commode, confortable. Personne ne paie le prix de sa mobilité et de ses conséquences. Ni l’automobiliste pour qui les multiples taxes ne parviennent à compenser les externalités réelles produites, ni l’usager des transports en commun, ni le voyageur en avion, le carburant alimentant l’appareil étant complètement détaxé. Sans signal de retour pour nous limiter dans notre exigence, la mobilité se consomme goulument. Excepté la congestion, les externalités restent peu visibles à celles et ceux qui ne veulent pas les voir.

Depuis des années, nous avons produit, conçu, expérimenté des « morceaux » de solution. Mal reliées aux autres composants du « système de transport », ces tentatives échouent à changer les pratiques de mobilité.

Depuis des années, nous attendons LA solution (technique) magique qui va tout résoudre : la voiture électrique, l’hydrogène, puis le véhicule autonome ou, récemment, le MaaS (« mobility as a service »). Sans rien changer à nos processus privés et publics, à nos cultures respectives, à nos organisations, cette solution serait capable de résoudre congestion, pollution, dérèglement climatique et autre épuisement des ressources. La rencontre du pétrole, du moteur à combustion interne et plus d’un siècle de travail ont construit une technologie extrêmement difficile à déloger car elle a conditionné nos modes de vie et nos imaginaires. « La clé dans la poche est tellement commode. »

Depuis des années, nous savons qu’il faut décloisonner, casser les silos, travailler en transversal. Et concrètement ? Rien de neuf dans toutes les organisations privées ou publiques. La culture s’impose à toutes les stratégies. Nous croulons sous les rapports des commissions indiquant toutes les actions à engager dans les vingt prochaines années. La pratique du « Il faut… » ne fonctionne pas, lancer de grands plans non plus.

Depuis des années, nous imaginons des futurs centrés sur des objets roulants, avec des vies organisées selon les mêmes temporalités, avec les mêmes emplois, avec les mêmes codes sociaux. Nos imaginaires restent pauvres, prévisibles et, finalement, stériles.

Depuis des années, nous pensons le soutien à l’innovation de la même façon. Créés pour soutenir des filières industrielles établies et structurées après la guerre (énergie, automobile, chimie…), des processus se sont construits pour apporter des aides publiques à des changements industriels incrémentaux réalisés dans des contextes relativement stables.

Plus récemment, nous pensions que ce renouveau viendrait des start-up : des dynamiques, des solutions « plug & play », permettant aux autres de faire comme avant tout en limitant les dommages collatéraux portés aux acteurs établis. Là encore, nous découvrons les limites.


COMPLEXUS, CE QUI EST TISSÉ ENSEMBLE. Le sujet de la mobilité est un système complexe au sens de Edgar Morin. « Complexus », ce qui est tissé ensemble. Vouloir penser, puis changer ce système implique de s’y plonger, d’accepter ses contradictions apparentes issues des nombreuses boucles rétroactives en tentant de comprendre les différentes cultures et points de vue sans vouloir les changer.

La révolution numérique transforme ce secteur, comme les autres, mais avec ses spécificités. Et c’est probablement là le point clé. Alors que certains numérisent leur ancien produit industriel, d’autres pensent les problèmes des citoyens à travers le numérique. Alors que certains vont continuer à vouloir que chacun ait une clé dans la poche, d’autres ne vont penser qu’à la retirer.

En Europe, les États jouent un double jeu : l’un à l’échelle de l’Union et l’autre à celle des nations protégeant leurs industries. Sans vision cohérente affirmée avec des moyens associés pour placer l’Europe aux frontières de l’innovation dans les transformations, nous regardons les événements comme des menaces, tentant d’ériger des barrières, agissant de façon dispersée sans logique de mutualisation. Pourtant, l’Europe a presque toutes les conditions pour être le leader international : des acteurs historiques de rang mondial dans tous les domaines, des villes avec une multitude de solutions déjà déployées, un riche vivier d’entrepreneurs. En l’absence de GAFA et de plates-formes numériques à l’échelle, une autre stratégie doit être imaginée : l’open innovation et la production industrielle de briques open source. Pour cela, le rôle des acteurs publics est à réinventer. Notre principal problème est la vitesse de mise en œuvre et de changement. Un calendrier s’impose à l’Europe : la Chine et les États-Unis ; un autre s’impose à tous : le dérèglement climatique.

Le hasard a voulu que la Chine se lance en même temps dans la production industrielle de véhicules, de batteries, de smartphones et de plates-formes numériques via les BATX1. Elle s’engage donc dès le départ dans l’hybridation ou la fusion des industries. L’État sait se saisir de cette situation pour faire évoluer son marché intérieur et aligner les acteurs autour de grands projets comme la nouvelle route de la soie, l’intelligence artificielle, la voiture autonome ou l’énergie. En ajoutant la mise en œuvre de plates-formes ouvertes comme l’Apollo Open Platform2, la Chine attire les talents et les industries du monde entier, augmentant ainsi ses atouts.

Aux États-Unis, la Silicon Valley a fait naître des géants grâce à des investissements publics massifs réalisés il y a quarante ans dans « l’informatique », le GPS et l’Internet. Les GAFA dominent de nombreux secteurs industriels. Pour cela, ils ont noué avec la multitude une relation inédite. En conséquence, notre temps professionnel et personnel devient en grande partie cadencé par les GAFA. En matière de mobilité, les traces des flux de personnes et de marchandises alimentent déjà des outils d’aide à la décision à destination des collectivités et des entreprises. La smart city n’aura pas besoin de capteur, chacun est le capteur de sa mobilité, celle de sa voiture, mais également celle du bus. Elle sera smart pour certains, pas pour tous. Les conditions mises en oeuvre par les acteurs publics et privés ont permis de placer l’écosystème américain dans une position favorable pour construire le premier operating system des véhicules roulants.


ET LES CINQ PROCHAINES ANNÉES ? À court terme, le transport collectif public sera de plus en plus stressé. Ne sachant pas exprimé clairement ses indicateurs de performance, il sera remis en question, assailli par des acteurs privés. Ces derniers profitent d’une maîtrise accrue du numérique, des investissements et optimisations invisibles réalisés par l’acteur public, d’une capacité à se limiter aux secteurs et aux domaines solvables. L’équité d’accès, l’aménagement du territoire, la qualité de l’air ou les émissions de GES seront, paradoxalement, de moins en moins intégrés dans l’équation. Des territoires vont voir se retirer encore plus les transports publics, sans aucune solution de remplacement. En même temps, des solutions issues de communautés locales, mises en réseau, pour servir des clients moins solvables se développeront.

L’industrie automobile sera remise en question par la multitude qui lui préférera de nouveaux opérateurs de mobilité comme Didi, Uber ou Moovel. Ces derniers rédigeront les cahiers des charges de leurs véhicules et replaceront plus bas dans la chaîne de valeur de nombreux constructeurs.

Certaines industries auront réussi à engager une véritable révolution culturelle pour penser et agir à plusieurs grâce à des ressources ouvertes leur permettant de créer en écosystème. La Fabrique des Mobilités3 accompagne ces pionniers.


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1. Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi.
2. http://apollo.auto 
3. www.lafabriquedesmobilites.fr

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