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« Les inégalités progressent, la pauvreté régresse »

parOdon VALLET, historien, philantrope

Articles de la revue France Forum

L'aide publique, ce sont aussi les fondations.

France Forum.À quand peut-on dater la naissance de la philanthropie ?

Odon Vallet. – Philanthrope signifie, en grec, « celui qui aime le genre humain ». Ce mot n’est donc pas nouveau, mais c’est véritablement à la fin du XIXe siècle que la philanthropie s’est développée avec l’apparition de grandes associations ou fondations créées par des fortunes d’origine juive ou protestante. Je pense à la fondation Rothschild, bien sûr, mais aussi à la fondation John Bost, toutes deux actives en France, et puis, bien entendu, à toutes les grandes fondations américaines.

FF.On prétend que la France, par ses racines catholiques, serait moins tournée que d’autres grands pays de culture protestante vers la philanthropie ?

OV. – Nous avons eu aussi nos Warren Buffett même si nous l’avons un peu oublié. En France, au XIXe siècle, les familles catholiques Lariboisière, Boucicaut, Pasteur, Lebaudy, et bien d’autres, se sont considérablement impliquées dans la construction d’hôpitaux, de logements sociaux ou d’écoles. Et, globalement, aujourd’hui, la philanthropie en France se porte plutôt bien. Nous avions du retard il y a quinze ou vingt ans, mais maintenant nous sommes dans la moyenne des pays européens. Les différences ne sont donc pas d’ordre culturel, mais juridique. En France, la loi assure la protection des héritiers réservataires. Le défunt ne peut céder à qui il le souhaite le patrimoine accumulé. un enfant a droit à la moitié du patrimoine familial, deux enfants aux deux tiers, trois enfants ou plus aux trois quarts. Il ne faut pas oublier non plus que, pour des raisons fiscales, de gros patrimoines se sont exilés de France, ce qui n’est pas sans conséquence sur le développement de la philanthropie, chez nous et dans les pays où s’installent ces familles. Certes, le régime fiscal des organisations à but non lucratif est relativement favorable. Mais sera-t-il maintenu indéfiniment notamment pour ceux qui donnent à l’étranger ? Ce n’est pas certain. Pour ma part, n’ayant pas d’enfant, j’étais donc libre de l’utilisation du patrimoine1 que j’avais hérité de mon père, en 1989. C’est pourquoi j’ai pu en faire don intégralement à une fondation placée sous l’égide de la Fondation de France. Ma situation, sans héritier, est un cas relativement rare en France, ce qui explique que la fondation Vallet soit aujourd’hui, en matière d’éducation, la plus importante, non seulement en France, mais en Europe. En quatorze ans, j’ai remis 41 000 bourses : 25 500 au viêtnam, 10 300 au Benin, 4 500 dans les écoles d’art de la ville de Paris et 800 dans des lycées parisiens.

FF.Dix ans se sont écoulés entre votre héritage et la création de votre fondation. Ce fut une période de réflexion ?

OV. – La première chose que j’ai faite a été d’aller voir le conseiller d’État en charge des fondations et des associations. Il m’a dit « Vallet, ne créez pas de fondation, il y en a trop ! » Il avait raison. La seconde chose que j’ai faite a été de relire l’article « fondation » écrit par Turgot dans L’Encyclopédie de Diderot. Et, là, j’ai compris ce qu’avait voulu me dire le conseiller d’État : les fondations de plein exercice sont éternelles et c’est bien leur problème. Turgot constatait que des fondations créées au Moyen âge n’avaient plus aucune utilité au XVIIIe siècle. Et il existe, effectivement, aujourd’hui, des fondations qui n’ont plus vie que sur le papier. C’est pourquoi j’ai placé la fondation Vallet sous l’égide de la Fondation de France pour qu’elle ne soit pas une personne morale, mais un simple objet économique. On peut dépenser l’argent au rythme que l’on veut, ce qui est très important car, par le passé, la plupart des fondations ont été ruinées par l’inflation. Même la fondation Nobel, pourtant très bien gérée, a dû baisser de 20 % le montant des prix.

FF. Votre investissement dans l’éducation a-t-il été une évidence ?

OV. – L’amateurisme et le dilettantisme sont la plaie de l’humanitaire. Il ne faut jamais s’aventurer en dehors de son domaine de compétence. Je suis enseignant depuis quarante et un ans. Je préside le jury du bac. J’organise des conférences dans de nombreux lycées. Je connais donc l’éducation. Si j’avais été médecin, j’aurais créé une fondation dans le domaine de la santé !

FF.Vous êtes philanthrope et aussi historien des religions. Y a-t-il un lien entre votre foi et cet engagement pour l’homme ?

OV. – Je me situe dans un contexte de neutralité puisque la fondation vallet, conformément aux statuts de la Fondation de France, n’a pas d’orientation politique ou religieuse. Les élèves que je soutiens sont de toutes les religions. Le premier Béninois, polytechnicien par la voie des classes préparatoires, se prénomme Moubarak. J’ai eu aussi un polytechnicien vietnamien caodaïste. Ce qui compte, c’est le niveau de mes boursiers et leur réussite, pas leur religion. Je ne fais pas vraiment de différence entre charité et philanthropie et j’observe que beaucoup d’organisations religieuses viennent en aide à des gens de toutes confessions. Le plus grand réseau d’hôpitaux privés du monde est le réseau méthodiste et on y admet des patients de toute religion. J’ajouterai le réseau d’hôpitaux de l’Aga Khan, extrêmement important en Afrique et en Asie. Et dans les maternités des diaconesses protestantes de la rue de Reuilly, à Paris, il y a des petits Mohamed qui naissent tous les jours.

FF.Percevez-vous une augmentation ou une diminution de la pauvreté ?

OV. – Les inégalités progressent, mais incontestablement la pauvreté régresse dans certains pays. Le PIB par habitant du viêtnam a triplé en quinze ans en monnaie constante et tout le monde en a bénéficié, même la population rurale qui voit la pauvreté régresser. C’est ce qui explique que les transferts publics ou privés des pays du Nord vers les pays du Sud régressent en monnaie constante. De mon côté, je maintiens néanmoins chaque année le nombre de bourses que j’octroie. Ne serait-ce que pour les effets indirects sur l’économie du pays. J’estime, par exemple, qu’au Benin, avec 1 000 bourses, je crée 1 000 emplois, 20 emplois directs dans les bibliothèques et les autres en emplois indirects car les dépenses de ces boursiers créent des emplois pour d’autres. Il y a un effet multiplicateur d’investissement avec ces bourses.

FF. Conservez-vous des liens forts avec vos boursiers ?

OV. – J’en rencontre à Paris, au viêtnam ou au Benin. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir ce qu’ils sont devenus. Dans l’ensemble, ils se débrouillent bien. Il ne faut pas vouloir créer un lien de subordination. Il faut qu’ils se lancent dans la vie et qu’ils se débrouillent.

Propos recueillis par Marc Foucault


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1. 320 millions de francs. (NDLR

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