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La révolution libérale corse

parAntoine-Baptiste FILIPPI

Articles de la revue France Forum

Catherine II, Frédéric II, Mirabeau, Benjamin Franklin, Thomas Jefferson, Rousseau et même Goethe et Nietzsche. Quel est donc le point commun entre ces illustres personnages ? Au moins un : chacun s’est intéressé, voire a soutenu, la révolution corse (1729- 1769).

Catherine II, Frédéric II, Mirabeau, Benjamin Franklin, Thomas Jefferson, Rousseau et même Goethe et Nietzsche. Quel est donc le point commun entre ces illustres personnages ? Au moins un : chacun s’est intéressé, voire a soutenu, la révolution corse (1729- 1769). Il n’est donc pas étonnant que Chateaubriand écrive que cette même révolution fut « l’école primaire des révolutions » futures ! Née pour chasser la république de Gênes, elle va faire basculer l’île sur un autre continent moral. Dans une Europe encore essentiellement absolutiste, la Corse fut à l’avant-garde d’un siècle qui détourna un millénaire. Voltaire, dans sa correspondance, constate alors  : «  toute l’Europe est corse. »

Les choses n’existant que si on les nomme, la pensée de cette période peut être qualifiée de « libéralisme latin ». Il est donc temps d’évoquer ce concept de libéralisme, trop souvent caricaturé car trop souvent dénaturé. Avant d’être une pensée économique, le libéralisme est une pensée de droit. Ce droit qui garantit les droits naturels ou, comme il fut dit plus tard, les « droits de l’homme ». Ces droits inaliénables et sacrés que le droit positif doit respecter car leur domaine lui est interdit. Pour prendre le contre-pied du célèbre chant révolutionnaire « Ah ça ira », du législateur tout ne s’accomplira pas.

En 1731, les chefs corses réunissent un congrès de théologiens car, comme le dit Bossuet, se révolter contre son souverain, fût-il mauvais, est un crime injustifiable. Ces derniers rendent leurs conclusions  : «  Si la république [de Gênes] s’obstine à rejeter les requêtes, il faut soutenir la guerre et, à plus forte raison, si elle vient, à force ouverte, opprimer les peuples.  » ne s’agit-il pas du droit sacré de résistance à l’oppression ? « L’exemple du peuple corse doit apprendre aux souverains à ne point opprimer leurs sujets, mais à se souvenir que partageant avec eux la qualité d’hommes mortels, ils sont originairement égaux ! », lance Luiggi Giafferi, l’un des chefs de la révolte. À partir de là, l’avènement de ce libéralisme latin est manifeste. Dans cette conception du politique, le chef n’est pas un trait d’union entre le pouvoir céleste et le pouvoir temporel, comme le fut, entre autres, Louis XIV. Il est le princeps civitatis, il gouverne primus inter pares. Un siècle avant Louis-Philippe, le «  roi-citoyen  », Théodore de Neuhoff, en 1736, appelé au trône par les insulaires, est fait roi « des Corses » et non « de Corse ». Cet aspect est fondamental car il renseigne sur l’existence d’une communauté politique à l’intérieur de laquelle le débat existe. Rappelons que Alexandre le Grand n’était pas roi « de Macédoine  » mais «  des Macédoniens ». Condamné à être maître de la rhétorique, il gouverne selon un nomos. Dans cette logique, Pasquale Paoli est élu, plus tard, « général de la nation » et, enfin, Napoléon est fait empereur « des Français ».

C’est donc à tort que Paoli est parfois qualifié de despote éclairé. Dans ce cas, le monarque est acquis aux idées nouvelles, mais sa conception de son pouvoir, fondamentalement, reste inchangée. En Corse, si le chef politique possède une autorité redoutable – car l’élection par l’assemblée du peuple est une autorisation à détenir un pouvoir immense  –, il ne doit jamais oublier qu’il dirige des citoyens égaux. Des hommes libres donc. Et pourquoi les hommes sont-ils citoyens ? Car ils sont déjà les sujets d’un souverain : la loi. Non celle d’un autocrate, mais celle de la cité. Si le chef viole la loi, il détruit instantanément le contrat en vertu duquel le peuple lui obéissait, il sera alors déchu. On pense à Démarate. Si le libéralisme est souvent rejeté car incompris, il en est de même pour Théodore de Neuhoff qui fut l’un des premiers monarques libéraux au pouvoir. Sa royauté, permise par l’union de personnages brillants autour d’un monarque improbable, proclame la tolérance religieuse. Mieux, le souverain des Corses ambitionne de faire de l’île un refuge pour les populations juives. Le dessein est d’accorder aux Juifs des « privilèges considérables » afin de fixer ces populations. La brièveté du règne empêcha la réalisation du projet, mais Pasquale Paoli, plus tard, le reprit et proclama : « Les Juifs ont les mêmes droits que les Corses, puisqu’ils partagent le même sort ! » Napoléon, lui, ressuscite le Grand Sanhédrin !

C’est de ce terreau que naîtra, en 1736, la première constitution écrite et libérale de l’histoire, véritable contrat entre le roi et la nation. Cette monarchie est constitutionnelle, elle est également parlementaire. Une diète limite les pouvoirs du souverain. Le texte constitutionnel est explicite : le roi « ne pourra prendre aucune décision sans le consentement de la diète ». De plus, trois de ses membres « devront toujours résider à la cour » afin d’assurer un contrôle du législatif. Enfin, elle a l’initiative de ses réunions. Cela participe à instaurer un équilibre des pouvoirs. « Quand, dans la même constitution, vous réunissez un prince, des grands et la puissance du peuple, chacun de ces trois pouvoirs surveille l’autre », avait dit Machiavel.

La révolution juridique était prévue pour aller bien plus loin. Théodore, qui parle de droit avec le juriste Sebastiano Costa, condamne l’ancien droit qui était coutumier, local et non écrit. Il avoue, dans son Testament politique, qu’il désirait l’avènement d’« un code qui devait seul régler les magistrats ». Son objectif étant d’« assujettir tous les tribunaux à une forme invariable et de les arrêter à des lois fixes ». Dans ce même état d’esprit, un autre Corse fera de même, bien plus tard.

Enfin, Théodore, en souverain des Lumières, a une formule d’une grande profondeur qui en dit long sur sa conception du droit : « J’ai toujours regardé la peine de mort comme un sacrifice que la nature humaine a été obligée de faire à la nature humaine. » Il poursuit : « Dans l’origine du droit, il est impossible de regarder la puissance de vie ou de mort comme légitime. »

Sur le plan économique, Théodore se tourne vers ce qui apparaît comme une habile synthèse de physiocratie et de colbertisme. Il concilie le « laisser faire, laisser passer » avec le « protéger pour développer ». S’il dote le royaume insulaire d’une monnaie, il est, en revanche, convaincu : « La vraie richesse n’est pas dans l’or, elle est dans l’industrie », s’opposant par ces mots au bullionisme espagnol. Même sa vision de l’impôt est judicieuse. « L’impôt n’est réellement dû que par les riches. Vous ne pourrez pas demander à un pâtre une partie du pain qu’il gagne. » Cela n’a rien à voir avec de l’assistanat, le dessein est bien d’aider chacun à s’enrichir. « Ce n’est pas sur le pauvre qu’il faut imposer une taxe ; il faut, en le faisant travailler, lui faire espérer d’être un jour assez heureux pour payer des taxes. » Voilà des maximes qui mériteraient de servir aux temps présents.

Le mouvement se poursuit. En 1755, une autre constitution sera votée. Rousseau, qui fait le projet de s’installer en Corse, écrivait alors : « Il est encore en Europe un pays capable de législation : c’est l’île de Corse. […] J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette île étonnera l’Europe. » C’est cette pensée qui fera que Paoli combattra sans relâche, non la France, mais l’Ancien régime et la terreur des Montagnards, mais adhérera sans réserve à la révolution française, dans sa phase libérale. Car le libéralisme latin garantit un juste équilibre entre l’amour de la liberté et la passion de l’égalité. Si, en 1769, Louis XV, monarque absolu, acquiert la Corse sous sa domination, ce sont les Corses qui demandent, en 1789, à l’Assemblée nationale, berceau de la démocratie naissante, l’intégration de l’île dans la France. « notre peuple rompt ses chaînes, écrit Paoli, l’union avec la libre nation française n’est pas servitude mais participation de droit.  » Théodore, Paoli et Napoléon sont les inventeurs d’une Res Publica nouvelle. Tous trois appartiennent à une même république de l’esprit. Ils réaliseront les vœux de Polybe et Cicéron qui vantaient la république car régime triple et mixte, ayant pour piliers la Libertas et l’Aequitas.
 

 

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