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La phrase féminine de Virginia Woolf, une formule politique

parAnne-Laure RIGEADE

Articles de la revue France Forum

Une figure tutélaire du féminisme, mais lequel ? 

Les écrits de Virginia Woolf sur les femmes furent l’un des piliers de la réflexion féministe du XXe siècle. En ce début de XXIe siècle, il est temps de nous interroger sur cet héritage et sur la manière dont il résonne pour nous.

Tour à tour modèle revendiqué, de Victoria Ocampo à simone de Beauvoir, ou icône déboulonnée, référence incontournable et comparant universel, Virginia Woolf apparaît comme la figure tutélaire du féminisme. Mais de quelle nature est sa réflexion sur les femmes ?

Dans ses deux grands pamphlets, A Room of One’s Own (1929) et Three Guineas (1938), elle fait un pas de côté : elle ne prône pas le militantisme, ni n’entre dans les débats sur l’essence féminine qui ont vu s’affronter, tout au long du XXe siècle, les tenants de la biologie (les femmes sont femmes par la maternité, par le corps et ses sécrétions) et ceux du constructivisme (« on ne naît pas femme, on le devient », selon la célèbre formule de simone de Beauvoir).

Si Woolf prend position dans le débat public, c’est pour mieux penser les conditions du débat démocratique : ses interrogations portent sur ce qui fonde un « être ensemble pacifié », au-delà de la guerre des sexes, dans le dialogue et la compréhension mutuelle. Ce positionnement n’est guère étonnant au regard de l’engagement du couple Woolf (Virginia donne des cours du soir et des conférences à des assemblées de travailleurs ; Leonard milite au Parti travailliste) et prit un tour plus inquiet dans les années 1930 : la montée du fascisme conduit les Woolf, comme certains de leurs amis de Bloomsbury, à dénoncer les forces qui mettent en péril la paix et la démocratie. une figure tutélaire du féminisme, mais lequel ? 
 

Une figure tutélaire du féminisme, mais lequel ?

De ce point de vue, Three Guineas peut donc être lu comme un traité de philosophie politique. L’essai s’inscrit ostensiblement dans la droite ligne de l’héritage du cosmopolitisme des Lumières, de son pacifisme et de sa démarche rationnelle : de fait, Virginia Woolf s’attache à identifier les racines de la pulsion guerrière et à rechercher les moyens de la détruire. Celle-ci s’explique, dit-elle, par un instinct de domination, qui se manifesta au XIXe siècle par le désir des pères et des maris de maintenir les femmes sous leur coupe et leur pouvoir, avant de trouver sa pleine expression dans la sphère publique et le totalitarisme. La figure du tyran politique au XXe siècle se superpose ainsi au fil des pages à celle du tyran domestique dans l’ordre patriarcal du XIXe siècle.

En quoi, néanmoins, cette analyse nous parle-t-elle encore aujourd’hui ? Thierry Hocquet répond par la bande à cette question dans son récent Sexus Nullus (2015). Il y retrace l’histoire de ce qu’il appelle l’« universalisme républicain », qui commencerait avec le combat contre le patriarcat et s’achèverait, au XXIe siècle, avec l’effacement de la mention du sexe sur la carte d’identité : plus que la parité, plus que le mariage pour tous, qui reposent encore sur l’idée que la différence sexuelle est structurante, une telle mesure permettrait de sortir d’une définition de l’identité par le sexe (ou l’âge, l’origine ethnique, etc.). s’inscrivant dans la continuité de Three Guineas, Sexus Nullus fait donc entendre l’actualité de la réflexion sociopolitique de Virginia Woolf car, ce qui s’affirme de l’un à l’autre essai, c’est la possibilité d’une construction identitaire complexe qui sorte des clichés comme des rôles préécrits ; c’est aussi la possibilité d’une entente harmonieuse entre individus complémentaires qui dialoguent et se choisissent ; c’est donc la double refondation du rapport de soi à soi et de soi à l’autre.

Mais Virginia Woolf est d’abord un écrivain, et l’on se tromperait si on réduisait Three Guineas à une liste de propositions, du reste parfois surprenantes lorsqu’on oublie cette donnée fondamentale. three guineas, un traité de philosophie politique ?


Three Guineas, un traité de philosophie politique ?

Ainsi, constatant la différence de salaires entre les hommes et les femmes, Woolf en conclut que la pauvreté féminine, loin de devoir être combattue, est une chance : l’indépendance de l’esprit se paie du refus de la pompe, des honneurs, de l’éclat du pouvoir. Première conséquence donc de la relativité de sa position : elle assigne à la femme la même place qu’à l’écrivain, celle du « marginal » (« the outsider »), qui la/le rend capable de remplir une fonction d’éveil et de puissance critique. L’écrivain, à l’image de la femme, choisit la « discrétion » et la « chasteté », la probité de l’esprit – autrement dit, embrasse, paradoxalement, l’héritage victorien et les valeurs du patriarcat. On ne saurait comprendre la modernité de Woolf sans considérer la manière dont elle se nourrit de la tradition même qu’elle conteste. Son féminisme ne détruit donc pas ce qui fondait la société anglaise, mais le détourne : Woolf joue avec les codes et, ce faisant, les dynamite de l’intérieur dans et par l’écriture. Elle défait les codes du genre (masculin/ féminin) en s’affranchissant de ceux des genres littéraires-rois de la littérature victorienne (l’essai dans Three Guineas, la biographie dans Orlando).


Inventer une phrase féminine 

Enfin, si le discours féministe investit traditionnellement la question de la langue, dénonçant son phallocentrisme par exemple, Woolf déporte l’attention du lexique vers la syntaxe – vers l’articulation, la coordination, l’assemblage. Elle enjoint aux femmes, dans A Room of One’s Own, d’inventer une « phrase féminine » : la juste formule sociale, la bonne « phrase urbaine » (Bailly), l’idéale structure de la polis ne s’entend que dans la littérature, qu’en ce point où la politique se joue dans la poétique. Célébrée à ce titre par Tonil Moi (Sexual Textual Politics) pour avoir anticipé l’écriture féminine de Hélène Cixous ou, au contraire, exposée à ses manques par Elaine Showalter (A Literature of Their Own), qui y voit le symptôme de son incapacité à saisir les réalités sociales et corporelles des femmes, Woolf postule, en tout cas, que refonder le rapport à soi et à l’autre est une affaire de style. • 

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