L'homo indianicus n'existe pas plus que l'homo economicus

parJean-Joseph BOILLOT , co-chairman du Euro-India group (EIEBG), conseiller au club du CEPII, chercheur associé à l'IRIS 

Articles de la revue France Forum

L'Inde cherche un modèle économique qui sera peut-être, un jour, un modèle universel.

Au XVIIIe, les pères fondateurs de la science économique prévoyaient une loi d’airain de la croissance stationnaire, soit du fait de la démographie (Malthus), soit du fait des rendements décroissants du capital (Ricardo). Puis, au XIXe siècle, a surgi le courant des forces productives, illimitées, à la condition de sortir du capitalisme (Marx) ou de le rénover en permanence sous peine de sclérose (Schumpeter). Pourtant, aucun n’aurait pu imaginer l’extraordinaire expansion de l’économie mondiale au rythme de 4 à 5 % par an après la Deuxième Guerre mondiale. Et encore moins l’explosion de la croissance dans les pays émergents au tournant du siècle dernier, avec des taux de croissance frisant les 10 % comme en Chine1. Au point que l’Inde elle-même s’est mise à rêver au « double digit growth rate » après avoir atteint 8 % de croissance annuelle au cours de son 10e plan quinquennal (2002-2007). C’est le même mythe économique qui a servi de slogan électoral à l’actuel Premier ministre, Narendra Modi, pour conquérir le pouvoir d’une main de maître après des décennies de règne du Congrès national indien. Les promesses de Modi étaient : un volontarisme du leadership, un pays « nettoyé » de la corruption et de la bureaucratie et dynamisé par la perspective d’une « Inde aux hindous » (Hindutva), s’appuyant sur les « esprits animaux » des grandes castes marchandes que sont notamment les groupes Marwari ou Gujarati. L’« opération démonétisation » de novembre 2016, puis l’introduction chaotique de la Goods and Services Tax (équivalent de la TVA) en juillet 2017 ont stoppé net le cycle de reprise de l’économie qui ne cesse, depuis quelques mois, d’osciller entre 6 et 7 % de croissance, mais au prix d’une croissance sans emploi et de dégâts environnementaux. On commence à douter de l’avenir de cette économie, d’autant que la guerre idéologique lancée contre les minorités religieuses ou le camp séculariste semble traduire le glissement d’un agenda économique vers un agenda politique identitaire très dangereux pour la stabilité de la démocratie indienne. 


CASSER LES SCHÉMAS LINÉAIRES. Comment esquisser alors l’avenir économique du pays ? Les marchés financiers et le Fonds monétaire international achètent toujours (ou vendent plutôt) la perspective d’une croissance forte – autour de 7 à 8 % par an – dans les prochaines décennies.

Ce genre de scénario linéaire laisse dubitatif. Il serait peut-être temps de déconstruire cette fameuse « gouvernance par les nombres » dont parle le philosophe Alain Supiot ou encore de comprendre que la religion de la croissance n’est peut-être pas l’horizon indépassable de l’humanité. Sans compter qu’on sait désormais à quel point la mesure de la richesse, ou plutôt du développement, par l’indicateur du PIB est de plus en plus trompeuse et dangereuse. Deux facteurs jouent un rôle majeur dans tout exercice de prospective économique.

Tout d’abord, l’entrée de l’humanité dans l’ère de l’insoutenabilité totale de la croissance. C’est vrai pour la planète dans son ensemble, ainsi que le rappelle avec force l’appel des 15 364 scientifiques publié dans la revue BioScience2. C’est encore plus vrai pour l’Inde qui a enregistré une pollution de l’air catastrophique dans toute la vallée du Gange le jour même de la publication de l’appel de la World Science Association.

Certes, toute crise peut se révéler salutaire ou providentielle et engendrer un tournant dans les modèles de croissance. Le modèle de gouvernance démocratique indien réagit d’ailleurs plutôt sous la pression des contraintes. On le voit avec l’adoption de la première révolution verte dans les années 1970 qui a permis de réaligner la production agricole sur la croissance démographique ou encore avec l’extraordinaire essor de l’énergie solaire depuis quelques années. La capacité d’innovation des Indiens, notamment jugaad, autrement dit frugale, est légendaire3. Mais les désastres écologiques et sociaux de la révolution verte, notamment au Pendjab où le nombre de cancers explose, ou ceux d’une énergie solaire spéculative et non décentralisée avec des centrales empiétant de plus en plus sur des terres rares, sont autant d’exemples qui montrent que les réponses techniques ne constituent pas la solution pour trouver une voie indienne de développement soutenable.

D’autant que sur cette question – second facteur de doute –, le pays est menacé par le scénario Atakta Bharat, c’est-à-dire celui d’une Inde profondément divisée comme l’avait mis en avant l’équipe d’experts réunis par le forum de Davos, en 2002, à New Delhi4. L’arrivée au pouvoir, en 2014, de Narendra Modi, avec l’appui massif de l’aile fascisante hindouiste du Rashtriya Swayamsevak Sangh omniprésent au sein du Bharatiya Janata Party, parti nationaliste hindou, n’en est qu’une manifestation.

Au-delà du système des castes ou des communautés régionales ou religieuses qui forment le millefeuille indien5, l’impossibilité de retrouver une voie consensuelle repose sur des idéologies économiques fort peu compatibles et que seule une certaine tradition de tolérance avait permis de faire coexister après l’indépendance. Celles-ci vont du vieux modèle de l’Arthashastra datant du premier empire Maurya6, sorte de despotisme éclairé bienveillant, au modèle gandhien qu’on peut assimiler aux théories actuelles de la décroissance7, en passant par des voies capitalistes soit ultralibérales et prédatrices comme au sein des grandes castes d’affaires hindoues, soit paternalistes comme au sein des communautés marquées par les religions bouddhiques, le jaïnisme, l’ismaélisme ou l’hétérodoxie hindoue de la bhakti, soit sociales-démocrates comme pour le Congrès national indien.

Qui sera aujourd’hui capable de refaire une synthèse indienne, comme avait su le faire Jawaharlal Nehru au moment de l’indépendance, alors même que les défis de la protection environnementale et la pauvreté de masse reviennent sur le devant de la scène ? Telle est la question, déterminante pour son futur à moyen terme, à laquelle semble confrontée l’économie.

Une certitude : le mythe d’une croissance à deux chiffres appartient au passé et les indicateurs à suivre sont finalement ce que le Prix Nobel d’économie Amartya Sen a passé sa vie à élaborer, à savoir le développement comme épanouissement des libertés individuelles8. Sur ce sujet, l’Inde pourrait se révéler en avance sur le reste de la planète si elle arrive à mettre en œuvre cette transition vers une société post-industrielle et écologique. De ce point de vue, les enjeux indiens sont aussi nos enjeux.

Tout droit réservé. Crédit Jean-Joseph Boillot. 


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1. Voir de l'auteur Chindiafrique : la Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain, Odile Jacob, 2013.
2. 13 novembre 2017.
3. Simone Ahuja, Jaideep Prabhu et Navi Radjou, L’innovation Jugaad. Redevenons ingénieux !, Diateino, 2013.
4. Voir de l’auteur L’économie de l’Inde, « Repères », éditions La Découverte, 2016.
5. Flora Boillot et Jean-Joseph Boillot, Kal, un abécédaire de l’Inde moderne, Buchet/Chastel, 2011.
6. Voir de l’auteur L’Inde ancienne au chevet de nos politiques, l’art de la gouvernance selon l’Arthashastra, éditions du Félin, 2017.
7. Voir de l’auteur L’Inde pour les nuls, First, 2014.
8. Un nouveau modèle économique, Odile Jacob, 2000. 

 

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