Cuba et Castro

parAlbert KALAYDJIAN, chargé de mission au Sénat
5 Décembre 2016
Actualité

Retour sur l'histoire de l'île et de son chef emblématique.

"Vous pouvez me condamner, l’Histoire me jugera", avait dit Fidel Castro lors de son procès en octobre 1953, où il avait été condamné à vingt ans de prison. Le moment est venu pour le Lider Maximo d’affronter le tribunal de l’Histoire car sa vie est intimement liée à la destinée de l’île de Cuba tout au long du siècle dernier.


CUBA AVANT CASTRO. Etrange destin que celui de Cuba. Longtemps colonie espagnole, elle avait été libérée après la guerre hispano-américaine entre 1898 et 1901. Placée sous le protectorat américain par l'amendement Platt, l'île de Cuba ne s'était affranchie de cette tutelle qu'en 1935. Mais jusqu'à cette date, les dirigeants cubains étaient étroitement inféodés à Washington et ignoraient les règles de la démocratie. C'est pour se délivrer de cette mainmise qu'une coalition de nationalistes, de socio-démocrates et de communistes, fomenta des troubles dans la rue pour renverser le régime.

Ce qui sera certainement décisif à ce moment de la vie politique cubaine sera une soudaine insurrection des militaires du rang désireux d'obtenir des augmentations de salaire. La "révolte des sergents" prit par surprise les officiers supérieurs. A la tête des mutins, un sergent devenu leur porte-parole, Fulgencio Battista. Devenu chef d'état-major de l'armée, il obtint une multiplication par dix des soldes militaires et devint l'éminence grise du régime. L'homme symbolisait alors l’indépendance cubaine par rapport aux Etats-Unis.

Fidel Castro avait alors 10 ans. Fils d'un riche propriétaire cubain de canne à sucre, il ne pouvait qu'admirer le militaire patriote. Mieux, en 1940, Battista, devenu général, est élu au suffrage universel à la présidence de la République de Cuba et, en décembre 1941, Cuba se joint aux Etats-Unis contre l'Allemagne, l'Italie et le Japon. Le parti communiste cubain orthodoxe soutient alors le régime : il l'appuiera d'ailleurs pendant très longtemps, même après le début de l'insurrection castriste. Mais Battista commençait à se rapprocher de l'Amérique et des Américains, même les moins recommandables.

Réélu en 1944, il fut écarté lors de l'élection présidentielle de 1948 au profit de Grau San Martin, un politicien cubain chevronné, nationaliste de gauche comme lui mais plus intègre. Car Battista peu à peu s'était lié avec Meyer Lansky et Lucky Luciano, membres éminents de la mafia, qui le finançaient désormais et souhaitaient garnir l'île de casinos, cercles de jeu, dancings et maisons de tolérance. Candidat en 1952, mais incertain de l'emporter, le général Battista déclencha un coup d'État le 4 mars 1952 et instaura une dictature brutale. Fidel Castro avait été un candidat nationaliste à l'élection législative qui aurait dû accompagner l'élection présidentielle.

Devenu une figure de l'opposition, Castro, jeune avocat, estimait qu'il fallait une insurrection populaire pour changer le cours des choses. Le 26 juillet 1953, date devenue clé de la saga castriste, il tenta de prendre d'assaut, avec quelques compagnons, la caserne de la Moncada. Il y aura sept morts et Castro sera arrêté quelques jours plus tard. Désavoué par l'opposition légale, dont le parti communiste, il passait pour un exalté. Gracié par le président Battista, il va s'exiler, en 1955, au Mexique, laissant se développer dans le pays son propre parti le "Mouvement du 26 juillet".


LE SOULEVEMENT REVOLUTIONNAIRE. Commencera alors une période "romantique" à jamais célébrée dans le mythe castriste. Avec un médecin argentin, Ernesto Guevara, accompagné de deux lieutenants, Camillo Cienfuegos et Huber Matos, l'avocat cubain organise un petit groupe de 80 guérilléros : ce sera l'odyssée du Granma, du nom du bateau les transportant, et le débarquement sur l'île un 2 décembre 1956, deuxième date épique. Un journaliste de Paris Match les accompagnait. Le souvenir du reportage photographique reste vivace dans les esprits. Avec 16 survivants, Castro s'enfonce dans la montagne de la Sierra Maestra. Là, ils rencontrent un soutien populaire : les paysans les cachent, les nourrissent, les renseignent. Ils seront bientôt 300 guérilléros.

Dans les villes, le Mouvement du 26 juillet multiplie les manifestations et les partis officiels d'opposition, dont les communistes, se sentent désavoués car les manifestants affluent dans les rues. Castro va gagner la bataille de la communication : Battista emprisonne des milliers de Cubains, réprime à tour de bras et assassine sans états d'âme (20 000 morts pendant son régime). Castro, lui, enlève Juan Manuel Fangio, le prestigieux champion du monde automobile, au nez et à la barbe des autorités cubaines, le traite avec respect et le libère sans condition en bonne santé.

En mars 1958, le président Eisenhower en vient à retirer son soutien à La Havane, plongeant le régime cubain dans l'incertitude et précipitant ainsi sa chute. Le Mouvement du 26 juillet se lance dans une politique d'attentats à l’explosif tandis que l'opposition officielle descend dans la rue. Les choses se gâtent alors pour Battista : les étudiants s'attaquent, durant l'été, à un poste de police qui ouvre le feu : il y aura 20 morts. L'armée nationale cubaine déclenche une grande offensive dans la Sierra Maestra. Ils sont 10 000, les rebelles seulement 300, mais ces derniers l'emportent et s'emparent de Santiago de Cuba en août 1958, à 900 km de La Havane, la capitale. La situation se détériore très vite avec une Administration américaine devenue indécise. La presse américaine, CBS en tête, a choisi le guérilléro romantique. Dans une atmosphère de fin du monde, La Havane s'apprête à célébrer la Saint-Sylvestre.

Profitant de la fête, le général Battista s'enfuie dans la nuit avec des millions de dollars dans ses valises pour l'île voisine de Saint-Domingue chez Rafael Trujillo, un autre dictateur. Il mourra en 1973 à Madrid, réfugié dans l'Espagne de Franco. Le 1er janvier 1959, La Havane se réveille sans gouvernement, sans administration, sans police et sans armée. L'opposition officielle tente alors de combler le vide, mais la capitale est livrée à l'anarchie pendant de longues journées. De Santiago de Cuba, le commandant Che Guevara marche sur la ville qui est prise sans combat le 8 janvier 1959. Fidel Castro y fait une entrée triomphale.


LA REVOLUTION MANQUEE. Quand Fidel Castro arrive au pouvoir, il n'est pas communiste, loin s'en faut. Son frère, Raul, n'est pas membre du parti même s'il se proclame révolutionnaire communiste. Il faudra attendre le 16 février 1959 pour que Fidel devienne officiellement Premier ministre. Depuis plusieurs semaines, en effet, le gouvernement institutionnel placé sous l'autorité de Miguel Urrutia, président provisoire de la République, n'est obéi par personne. Castro est plébiscité par la rue, les campagnes, dans les vallées comme dans les montagnes, et il parvient seul à arrêter les exactions de toutes sortes qui se sont multipliées. 

Dans ce climat révolutionnaire, il est le héros de l’année 1959 pour la presse américaine. Il fait, en avril de cette année-là, un voyage triomphal à New York et espère une aide généreuse de la part du gouvernement américain. Mais le président Eisenhower préfère sa partie de golf… à une réception ennuyeuse à la Maison-Blanche. Castro ne sera reçu que par le vice-président Richard Nixon, qui ne comprend rien à la situation et le jugera comme un "naïf illuminé". Vexé par cette indifférence, humilié et les poches vides, Castro parle, en août 1959, pour la première fois, d’une "nécessité socialiste".

En octobre 1959, il fait arrêter Huber Matos, son chef d'état-major, qui sera condamné à vingt ans de prison pour avoir rechigner à la nouvelle orientation du régime. Camillo Cienfuegos, son autre lieutenant, disparaît dans un mystérieux accident d'avion : il avait refusé l'arrestation de Matos. L'économie cubaine est à l'arrêt en raison de la fuite des capitaux américains, notamment ceux liés à la mafia. Alors, Anatoly Mikoyan, vice-Premier ministre soviétique, vient en visite officielle à Cuba en mars 1960 et flaire la bonne occasion. Un traité commercial est signé sur le champ : la canne à sucre cubaine sera vendue au-dessus du prix du marché et le pétrole soviétique, cédé à un prix d'ami. 

Cette évolution ne plaît pas à Washington. Les Américains refusent même de raffiner les premiers barils de pétrole soviétiques qui arrivent sur l'île en juin 1960. Castro répliquera le mois suivant en nationalisant les sociétés pétrolières américaines, sans compensation. Très vite, la situation s’envenime, les Etats-Unis stoppent toutes les aides économiques et gèlent les avoirs financiers cubains. L'Union soviétique surenchérit alors en proposant une aide militaire… sans limites et gratuite. Jusque-là, le parti communiste cubain était resté critique envers Fidel Castro. La décision prise ensuite par le président Eisenhower de rompre les relations diplomatiques avec Cuba, le 3 janvier 1961, soit à 17 jours de l’expiration de son mandat, est sans précédent. Depuis le printemps 1960, il a donné son accord à Allen Dules, directeur de la CIA, pour une opération visant à renverser le régime cubain par les armes.

Son successeur, John Kennedy, va donner le feu vert à la désastreuse opération de la Baie des Cochons, le 17 avril 1961. Ce qui fera définitivement basculer Castro dans le camp socialiste. Il va accepter des missiles sur le sol cubain en septembre 1962. Lors de la crise qui suit, au mois d’octobre 1962, il va jusqu'à souhaiter un conflit nucléaire, ce qui dénote l'exaltation de son caractère. Pour prix de la reculade de Nikita Khrouchtchev,  il obtient la sanctuarisation militaire de l'île, en avril 1963, lors de sa première visite à Moscou.

En 1965, Castro ira plus loin en obtenant la dissolution du parti communiste cubain et sa reconstitution opérée le 3 octobre 1965, sous son autorité, avec la fusion du Mouvement du 26 juillet, du Parti socialiste révolutionnaire cubain et des communistes mis au pas.


LES ANNEES DE PLOMB. Fidel Castro se lance alors dans des expériences économiques successives et douteuses pour faire décoller la croissance, au gré de ses illuminations. Un jour la culture d'une graine naine de café censée bouleverser le marché mondial, un autre l'élevage d'une nouvelle race de bovidés et, enfin, son "grand bond en avant", le record de production de la canne à sucre chiffré à 10 millions de tonnes pour l’année 1970. Cette opération "miraculeuse", glorifiée à l’époque par le professeur René Dumont pas encore converti à l'écologie, se révélera un échec cuisant. L'économie du pays en sera totalement désarticulée. Au bord de la faillite, Cuba sera placée sous administration soviétique qui doublera tous les postes du gouvernement par des interlocuteurs formés à Moscou et dûment rompus aux délices de la planification.

Ce sera alors le temps béni de la rengaine, des poèmes et des rêves, tous célébrant Fidel Castro. Les intellectuels français feront le pèlerinage de La Havane : Jean-Paul Sartre, Régis Debray, Louis Aragon, Jean Ferrat, les comités d'entreprise de la CGT avec, en prime, le martyr de Che Guevara, "assassiné par l’impérialisme américain". Le tout sur fond de guerre du Viêtnam. Les révolutionnaires du monde entier, de Mehdi Ben Barka à Soekarno en passant par N’krumah, Tito, et les Tupamaros, partageaient le même idéal.

Fidel Castro n'hésitera pas à intervenir militairement en Angola, en 1975, pour soutenir le MPLA, Mouvement populaire de libération de l’Angola de Agostinho Neto. Il fera une visite triomphale au Chili de Salvador Allende qui inquiétera les États-Unis et précipitera le coup d'Etat du général Pinochet. 

L'économie cubaine est sous embargo américain depuis octobre 1962 et, très vite, les restrictions apparaissent : le régime apporte la santé, l'éducation et la culture gratuites, le logement pour tous mais aussi une pénurie omniprésente. Au fil des années, l'enthousiasme populaire se ralentit. Les discours sans fin du Lider Maximo sur la place de la Révolution finissent par lasser. Les années passent et l'espoir d’une vie meilleure s'efface. La police politique devient omniprésente. A l'exil des partisans de Battista, en 1959, se sont ajoutés le départ, en 1960, des anciens opposants à la dictature cubaine précédente et la fuite, en 1961, des principaux agents économiques du pays. Peu à peu, les révolutionnaires castristes des premiers temps sont écartés pour "nationalisme chauvin et petit bourgeois", ils refusent la voie socialiste. Tous partent pour la Floride, éloignée de 150 km, qui devient un nouveau Cuba. En septembre 1979, à la suite d'une tentative réussie d'entrée de réfugiés cubains à l'ambassade du Pérou à La Havane, Fidel Castro autorise le départ massif des "agents de la contre-révolution". Il laisse les départs incontrôlés vers la Floride. Les autorités américaines débordées finiront par y mettre fin après 150 000 arrivées. Quinze ans plus tard, une seconde vague se produira à la suite d'une crise économique sans précédent survenue sur l’île. En effet, la fin de l'aide soviétique, au printemps 1992, bouleverse l'économie de l'île qui connaît alors des pénuries particulièrement douloureuses, précipitant le temps des réformes.


CUBA SANS CASTRO. La visite apostolique du pape Jean-Paul II, en janvier 1998, a commencé à desserrer l'étau d'un régime qui n'hésitait pas à exécuter ses opposants ou, ainsi que l'avait dit un jour le révolutionnaire Vergniaud comme Saturne, à dévorer ses propres enfants. En juillet 1989, l'exécution du général Ochoa, un pilier de l'armée cubaine, prouvait, s'il en était besoin, que le régime s'enfonçait dans une impasse. Il se tournait d'ailleurs de plus en plus vers le Venezuela. Dès le mois de juillet 2006, à la suite d'une grave opération chirurgicale, Fidel Castro déléguait tous ses pouvoirs à son frère Raul, un dur du régime. En février 2008, il abandonnait formellement ses fonctions de président de la République, de président du Conseil du gouvernement, de commandant en chef des forces armées et de secrétaire général du parti au profit de Raul, de cinq ans son cadet.

En mars 2009, une session extraordinaire du Comité central décida une purge au sein du bureau politique : Felipe Roque Jimenez, ministre des Affaires étrangères, chantre d'un révolutionnarisme latino-américain et d'un dépassement révolutionnaire du régime, et Carlos Lage, vice-président de la République sont écartés sans ménagement au profit d'une ligne politique dite réaliste prônée par le nouveau secrétaire général. Fermeté idéologique réaffirmée, sécurité nationale renforcée et  ouverture économique réalisée au profit de l'économie socialiste, telles étaient les décisions prises par Raul Castro. Objectif : la survie du régime et la préservation du modèle éducatif et social.
En effet, les conséquences de l'embargo américain se font toujours sentir, l'aide de Moscou s'est raréfiée et, récemment, l'allié vénézuélien a réduit son soutien. Le système économique est au bord de l'asphyxie. En 2016, la croissance devrait être nulle. L'industrie est inexistante, hormis la production de nickel, et l'agriculture est largement extensive (la moitié des terres sont improductives et très insuffisantes pour nourrir la population).

Seul le tourisme progresse. En trente ans, le nombre de voyageurs a été multiplié par douze. En 2016, les autorités attendent près de 3,9 millions de visiteurs, soit une hausse de 400 000 par rapport à l'année dernière. À Cuba, le salaire moyen est de 25 dollars par mois. Un émolument auquel il convient d'ajouter quelques miches de pain, kilos de riz, un peu de viande et un sac de haricots rouges. Tous les jours, les familles font la queue et présentent leur livre de rationnement en vigueur depuis 1962 pour obtenir de la nourriture dans les épiceries administrées. Les employés du service public louent parallèlement leurs services au privé et le marché noir des pièces détachées et des cigares se développent. Les Cubains ont une expression résumant assez bien leur rapport à l'Etat : "Il fait semblant de nous payer, on fait semblant de travailler."

Depuis le rapprochement diplomatique avec les Etats-Unis en décembre 2014, suivi du rétablissement officiel des relations diplomatiques en juillet 2015, certaines modalités de l’embargo ont été assouplies. Le transfert de revenus des migrants est désormais facilité avec la hausse du plafond autorisé et la levée des restrictions sur la fréquence et la durée des visites aux familles. Les citoyens américains ne sont plus soumis aux mêmes restrictions qu’auparavant pour voyager à Cuba. Les deux pays ont aussi ouvert des lignes aériennes directes.


UNE NOUVELLE PAGE. Le jour tant attendu par les observateurs internationaux est arrivé. La disparition de Fidel Castro va favoriser la transition. Son frère Raul, aujourd’hui âgé de 85 ans, passera la main en 2018, au terme de son second mandat. Une nouvelle équipe va tenter une évolution à la chinoise, au moins sur le plan économique. Il lui faudra éviter les tares anciennes (prostitution, trafic de drogue et jeux d’argent), relancer une économie avec une agriculture autosuffisante. Cela passera par une indispensable libéralisation, au moins numérique. En attendant, le peuple cubain pleure son chef historique, une certaine Cuba se meurt. "Vive la révolution, jusqu’à la victoire, toujours", a déclaré Raul Castro à la télévision cubaine à l'annonce du décès de son frère. Ce sera sans doute une victoire à la Pyrrhus.

 

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