L'avenir de l'État providence en Europe : les limites du modèle britannique

parColin HAY, Professeur à Sciences-Po et à la Sheffield University, Cercle de Belém
12 Décembre 2016
Actualité

Septième intervention du colloque "L'avenir de l'État providence en Europe". L'ensemble des interventions sera publié sur notre site, rubrique "Actualités". Ce colloque était organisé par le Cercle de Belém et l'institut Jean Lecanuet, le 2 décembre 2015, au palais du Luxembourg.

L’expression « État providence basé sur les actifs » (asset-based welfare) a été utilisée pour la première fois par le gouvernement New Labour dirigé par Tony Blair dans les années 2000, puis a été reprise par Gordon Brown, devenu à son tour Premier ministre. Elle caractérise un modèle qui a servi en quelque sorte d’étai au modèle britannique de protection sociale, modèle qui est demeuré en place malgré la crise. Elle décrit la solution proposée à un problème très caractéristique du modèle « anglo-libéral » de protection sociale britannique, celui du « résidualisme ». Ce nouveau modèle a pu s’appuyer sur les conditions économiques relativement favorables de la « grande modération », période durant laquelle on a cru que les cycles économiques étaient dépassés et que l’avenir serait celui d’une appréciation continuelle des actifs.

Ce modèle social est-il crédible dans une période post-crise ? Il est paradoxal de constater que le Royaume-Uni s’appuie de plus en plus sur ce modèle justement à cause de la crise, alors même que celle-ci tend à réfuter l’idée d’une appréciation continuelle des actifs.

L’État providence basé sur les actifs est une politique publique destinée à encourager et faciliter l’acquisition par les citoyens d’actifs susceptibles de s’apprécier au fil des années dans le but de financer des besoins de protection sociale jusque-là satisfaits par l’État. Pour mieux comprendre ce dispositif, il faut s’intéresser au modèle de croissance du Royaume-Uni et des États-Unis en vigueur avant la crise.

Ce modèle de croissance a reçu différentes dénominations. Il a, par exemple, été qualifié de « keynésianisme privatisé ». Nous lui préférons le nom de « modèle anglo-libéral de croissance ». Dans ce modèle, la consommation est tirée par l’endettement privé des ménages pour l’acquisition de biens, ce qui n’est pas sans rappeler la manière dont l’endettement public alimente la consommation dans le cadre du keynésianisme. Le développement de ce modèle est corrélé à celui de l’aide sociale fondée sur les actifs, dans lequel les citoyens sont encouragés à acquérir, comme une forme d’investissement, des biens qui s’apprécient au fil du temps et qu’ils peuvent ensuite liquider pour financer leurs besoins de protection sociale – leur retraite, mais aussi leurs dépenses de santé, d’éducation ou de formation professionnelle. Il s’agit d’une forme de recalibrage du contrat social, donnant aux citoyens une responsabilité croissante de leur propre protection sociale.

Le modèle anglo-libéral de croissance et l’aide sociale fondée sur les actifs s’appuient tous deux sur plusieurs prérequis : une appréciation graduelle et constante des actifs au cours du temps, un accès aisé au crédit et un équilibre entre inflation faible et taux d’intérêt faibles. Ce pari paraissait tout à fait raisonnable dans le contexte de croissance et rendait ce modèle assez attractif pour d’autres pays tentés de l’importer. Comme nous le savons, il a fait long feu.

Ce modèle, déployé pour la première fois dans les années 2000, est resté en définitive relativement modeste en matière de politique publique. Son principal dispositif était le Child Trust Fund (fonds de dotation pour enfants), un programme privé soutenu par l’État, à travers lequel les enfants, ou du moins leurs représentants, pouvaient accumuler des actifs à liquider à leur majorité, ou plus tard, pour financer leurs études supérieures, rembourser un prêt, etc. 

Le Saving Gateway (accès à l’épargne) était un programme de bien moindre envergure visant à développer l’éducation financière, en lien avec le Child Trust Fund. Il était sans doute le dispositif le plus important et le plus général au service de la promotion de cette idée du citoyen-investisseur, responsable et fournisseur de sa propre protection sociale. Ce modèle a été renforcé par le gouvernement Cameron-Clegg, puis par le gouvernement Cameron, dans le cadre de la réforme des retraites et de celui d’une flexibilité accrue conférée aux fonds de pension nés de régime de pension d’employeur. 

Ces deux programmes ont été abandonnés. Avant leur suppression, les fonds de dotation pour enfants avaient perdu près d’un demi-million de livres en raison de la crise, démontrant la fragilité de la stratégie d’appréciation des actifs qui les sous-tendait. 

L’aide sociale fondée sur les actifs représentait dans une certaine mesure la privatisation et l’individualisation de la responsabilité de satisfaire aux futurs besoins de protection sociale. Elle permettait de transférer progressivement aux citoyens une charge de l’État issu du vieux modèle de Beveridge. Dans ce cadre nouveau, le rôle de l’Etat était de faciliter la prise de responsabilité graduelle des citoyens au travers de l’éducation financière et de divers dispositifs afin de les encourager à mettre en œuvre des stratégies de capitalisation de l’épargne tôt dans leur vie. Cette stratégie représentait un nouveau modèle de protection sociale, fondé sur un partenariat et une complémentarité entre public et privé, destiné en quelque sorte à compenser le résidualisme croissant du régime public étatique, en particulier pour ce qui est des retraites.

Ce modèle présente également l’intérêt, pour un économiste politique, de montrer comment un gouvernement a consciemment articulé des prestations sociales et un modèle de croissance. C’est pourquoi, il n’existe pas de solution universelle au problème européen de la protection sociale : il existe autant de solutions que de modèles de croissance.

L’État providence basé sur les actifs est né de plusieurs facteurs. Le premier est l’évolution de la démographie britannique et le vieillissement de la population. L’appréciation continuelle du prix des actifs avait permis un tel modèle. Paradoxalement, le besoin d’un dispositif de ce type a été rendu plus aigu par le virage vers l’austérité qui a suivi la crise. La pression sur l’État providence est encore plus forte que par le passé, ce qui rend d’autant plus nécessaire une compensation par une aide sociale fondée sur les actifs. Le problème est que parier sur une appréciation continuelle des actifs est moins évident que par le passé. 

L’aide sociale britannique fondée sur les actifs est donc une forme d’adaptation à une évolution démographique dans le contexte d’un résidualisme croissant en comparaison avec les modèles des autres États providence européens. Le modèle de croissance se fondait sur la liquidation progressive des actifs pour alimenter une consommation immédiate : on empruntait à hauteur de la valeur future de sa résidence pour consommer tout de suite. Sans cette consommation, l’économie britannique n’aurait pas été en croissance cinq ans avant la crise. Or, l’aide sociale fondée sur les actifs repose sur une consommation différée : les actifs doivent être conservés jusqu’au moment où leur liquidation est nécessaire. Le modèle porte donc en son sein une tension entre consommation immédiate et consommation différée.

Quel a été l’impact de la crise sur ce modèle de protection sociale ? D’abord, la coalition Cameron-Clegg n’a pas modifié son paradigme de croissance. La crise était présentée comme une crise de la dette, à laquelle l’austérité était la réponse logique. Le rééquilibrage de l’économie s’est, toutefois, révélé difficile.

Dans la période qui a précédé l’élection générale de 2015, le gouvernement Clegg-Cameron a ressuscité en quelque sorte le modèle anglo-libéral de croissance en s’efforçant de redynamiser le marché immobilier par des dispositifs comme Help to Buy. Ce programme a été lancé par George Osborne dans la période qui a précédé l’élection générale pour favoriser une hausse du marché de l’immobilier représentant 128 % des revenus moyens avant impôts et taxes d’un ménage, pour une croissance des prix des logements de 12 % en septembre 2014. L’appréciation des actifs se constate donc sur le marché de l’immobilier et pourrait stimuler l’économie de manière significative au travers de la consommation. Toutefois, cette appréciation des actifs est très inégalement répartie et tient largement au marché immobilier londonien, peu représentatif de l’économie britannique dans son ensemble et tiré largement par des capitaux étrangers. En effet, l’inflation du prix des logements y est de 15 % par an. Aucune autre classe d’actifs ne peut prétendre au même retour sur investissement. Pire encore, ce phénomène entraîne l’éviction des personnes censées être devenues responsables de leur propre protection sociale et qui ne peuvent plus accéder à ce marché.

Parallèlement, le gouvernement est revenu à l’aide sociale fondée sur les actifs avec plusieurs réformes des retraites. Il a donné davantage de souplesse aux personnes ayant souscrit un régime privé de pension, en les autorisant à liquider leur pension dix ans avant leur retraite pour en réinvestir le produit dans une perspective d’appréciation des actifs.

Le Royaume-Uni et l’Irlande, deux pays européens ayant un niveau très élevé d’endettement public, présentent la particularité supplémentaire d’y ajouter des niveaux élevés d’endettement des ménages. Si l’aide sociale fondée sur les actifs se poursuit, elle aura probablement pour effet d’accroître la seconde, alors que la première se réduira.

Pour conclure, l’État providence basé sur les actifs représente en un sens une reprivatisation de la dette publique. Au fur et à mesure que l’Etat se désendette, les citoyens sont encouragés à accroître leur propre endettement et à prendre des risques sur les marchés d’actifs dans l’espoir de compenser le résidualisme de la protection sociale, renforcé par l’austérité. L’État providence basé sur les actifs s’appuie sur de hauts niveaux d’endettement des ménages, fait assez paradoxal dans une période de consolidation et de désendettement partout ailleurs. Dans un tel contexte, il est difficile de convaincre les citoyens de se lancer, alors même que tout les encourage par ailleurs à se désendetter. Inversement, l’austérité renforce le résidualisme britannique, ce qui accroît le besoin d’un moyen pour remédier aux déficiences du régime de protection sociale.

La difficulté pour l’aide sociale fondée sur les actifs est d’assurer les conditions nécessaires à une croissance régulière et constante du prix des actifs sur une longue période. La crise nous rappelle que le prix des actifs n’est pas toujours croissant et que la croissance, quand elle existe, peut se révéler être une bulle. Faire reposer sa protection sociale sur une bulle est une stratégie périlleuse.

 

 

 

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