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Les jeunes, le numérique et le monde en devenir

parJean-François CERISIER , professeur de sciences de l'information et de la communication à l'université de Poitiers 

Articles de la revue France Forum

L'immense et complexe chantier de l'éducation au numérique.

La culture numérique n’est pas une notion aussi triviale qu’elle le semble de prime abord. Les définitions spontanées qui témoignent des différentes représentations sociales en la matière sont multiples. Même si elles ont considérablement évolué en quelques années, à mesure que les techniques numériques ont envahi nos vies, elles assimilent le plus souvent la culture numérique à un groupe d’âge : les jeunes. De plus en plus jeunes d’ailleurs, puisque l’âge moyen du premier équipement – le plus souvent un smartphone – ne cesse de diminuer. On peut y voir l’avènement des digital natives,  prophétisé par Marc Prensky à l’orée du siècle, ces nouvelles générations qui n’auraient connu de monde que numérique et pour qui ces techniques n’auraient aucun mystère. La réalité se découvre un peu différente. S’il est vrai que les jeunes sont équipés à titre personnel très tôt, l’équipement est transgénérationnel. Et s’il existe des différences selon l’âge, elles s’expriment bien davantage en fonction de critères socioculturels et concernent plus fondamentalement les usages que les équipements. 


« DES » CULTURES NUMÉRIQUES. Actuellement, il existe un consensus sur l’existence d’un double mouvement auquel le numérique contribue fortement. En premier lieu, celui d’une globalisation portée par la diffusion planétaire et massive d’équipements, d’applications et de services dont la standardisation induit de véritables normes comportementales. L’une de ses illustrations les plus marquantes concerne la transformation des sociabilités juvéniles à l’aune de l’utilisation des réseaux socio-numériques, services en ligne qui constituent, aujourd’hui, la première utilisation d’Internet à travers le monde, en fréquence comme en durée. Pour autant, les usages des techniques numériques et leurs logiques restent fortement différenciés, ce qui bat heureusement en brèche l’idée de la fin programmée de toute singularité et l’annonce d’un aplatissement culturel irrémédiable. Non seulement les activités numériques des jeunes (et des moins jeunes) varient d’un groupe socioculturel à l’autre, mais – et c’est probablement aussi important – la signification accordée à des pratiques manifestement semblables diffère d’un groupe à l’autre, voire d’un individu à l’autre. L’anthropologie montre depuis longtemps que le déplacement géographique d’un artefact n’implique pas nécessairement celui des pratiques et des valeurs qui lui sont initialement associées. Des recherches ont montré, il y a une quinzaine d’années, que boire du Coca-Cola était une pratique mondialisée, mais que la composition du breuvage connaissait de nombreuses variantes locales, tout comme l’expérience vécue par les buveurs et le sens accordé à cet acte. Il en va de même de l’usage des réseaux sociaux et de l’ensemble des techniques numériques. Ainsi, il serait inexact de parler de culture numérique et plus encore de l’assimiler à « la » culture des jeunes. Au pire pourrait-on évoquer « des » cultures numériques dont la description des traits constitutifs serait propre à rendre compte de la manière dont différents groupes culturels, catégories sociales et classes d’âge s’approprient des objets techniques dont la diffusion, elle, est fréquemment mondiale. 

Le plus pertinent semble d’abandonner l’idée même de recourir à la notion de culture numérique, pour lui substituer celle de l’évolution des cultures à l’ère du numérique en raison de l’immanence des techniques qui lui sont associées. Dès lors, la réflexion emprunte un cheminement différent et de nouvelles questions se posent pour appréhender ce qui fait culture, mais aussi les processus par lesquels les techniques numériques la transforment, ce que cela change pour les plus jeunes et, finalement, quelles traductions peuvent être opérées en termes de responsabilités et de politiques éducatives. 


QUATRE REGISTRES D’INTERACTION CULTURELLE. Si l’on opte pour une conception interactionniste, vision qui s’oppose heureusement à toute représentation essentialiste, la culture est formée de l’ensemble des normes qui régulent l’activité de chacun en interaction avec son milieu. Schématiquement, on identifie quatre registres d’interaction culturelle, bouleversés par la disponibilité permanente et l’usage intensif des techniques numériques.

Il s’agit, en premier lieu, du rapport à l’information et à la connaissance. Aujourd’hui, l’accès à l’information est facilité et démultiplié, ce qui transforme profondément la représentation que les jeunes se font de la nécessité d’apprendre (et quoi ?) et modifie leur rapport aux traditionnelles autorités dépositaires du savoir (les parents, les enseignants, les livres).

Le rapport à l’espace et au temps est, lui aussi, reconfiguré. Cette deuxième transformation ne porte pas seulement sur la perméabilité de l’espace qui conduit à une forme d’ubiquité des usages, ni même à l’occupation extensive du temps, la conjugaison des deux conduisant à la dé-spécification des espaces- temps (on communique avec ses amis durant le repas, on joue en classe, on étudie dans le bus…). Elle produit aussi, et peut-être surtout, de nouvelles formes de temporalité de l’activité. Ainsi, dans un contexte d’accélération généralisée du monde, les jeunes jonglent d’une activité à l’autre en allouant à chacune d’elles une durée d’attention très brève, éventuellement renouvelée si nécessaire. Ne nous y trompons pas, ce que certains nomment à tort multitasking – car il ne s’agit pas, ici, de la réalisation simultanée de tâches distinctes – et que l’on gagnerait à qualifier d’« attention partielle continue », relève de compétences de planification de haut niveau prisées dans de nombreux emplois. À condition, toutefois, que cette capacité à conduire plusieurs tâches en parallèle ne se développe pas au détriment de l’efficacité et qu’elle n’obère pas la possibilité d’un maintien durable d’une attention approfondie si nécessaire. Que dire de cette évolution quand elle s’oppose frontalement aux principes fondateurs de l’école, faits d’une économie de l’attention qui privilégie le plus souvent la concentration et l’engagement dans des tâches simples (par opposition à complexes) ?

Une troisième catégorie de l’interaction culturelle connaît des changements d’importance. Ainsi, les relations humaines, qu’elles soient interindividuelles, sociales ou strictement réflexives, autrement dit les rapports à autrui et à soi-même, sont fortement réorganisées. Là encore, ces transformations viennent parfois heurter des normes de sociabilité plus anciennes, en particulier dans les environnements scolaire et universitaire.

Enfin, et peut-être surtout, le rapport de chacun à la création et à la créativité est changé et considérablement étendu. Les potentialités des techniques numériques apparaissent comme autant de possibilités offertes de faire et produire plus, autrement et autre chose.

On le comprend, la dimension culturelle des techniques numériques n’est pas réductible à leurs possibilités utilitaires et il est au moins aussi important de s’interroger sur ce qu’elles nous font que sur ce que l’on en fait. Les transformations déjà accomplies ne représentent probablement que les prémices d’un bouleversement culturel et social à venir dont il est impossible de prédire la portée et l’ampleur. C’est dans cette situation incertaine, avec ses promesses et les craintes fondées qu’elle inspire, que doit être repensée l’éducation des jeunes et, en particulier, celle des adolescents. Leur éducation au numérique, c’est-à-dire à ses enjeux comme à ses mises en oeuvre, est une responsabilité de première importance. Force est de constater qu’elle n’est pas totalement assumée. Différentes études montrent combien la maîtrise du numérique par les jeunes est insuffisante. En raison de leur expertise manipulatoire, acquise par l’expérience de l’utilisation parfois frénétique, ils font illusion. Pourtant, sauf à bénéficier d’un environnement familial favorable qui peut compenser pour certains les déficiences d’institutions éducatives un peu timorées, les jeunes ne disposent pas des connaissances et des compétences leur permettant des usages efficaces, responsables et émancipés. C’est pourtant à la condition d’une éducation ambitieuse que tous pourront réaliser les promesses du numérique, plutôt que d’en subir tous les pouvoirs et d’en vivre toutes les aliénations. 

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