©Rogers Fund, 1931

Le temps des amazones

parCécile DELANGHE

Articles de la revue France Forum

1960 : 40 cm du sol ; 1962 : 45 cm ; 1965- 1966 : 50 cm au moins du sol. Inéluctablement, depuis quelques années, la mode grignote les ourlets. Irrésistiblement, les femmes enlèvent, chaque année, quelques millimètres aux ourlets de leur garde-robe.

Aujourd’hui, le succès de la « minijupe », comme il est convenu de l’appeler, est tel, que le très sérieux Wall Street Journal a cru bon récemment de poser la question : « Jusqu’où les jupes peuvent-elles remonter, sans porter préjudice à l’économie ? » On a, en effet, constaté, outre-Atlantique, que le rendement du personnel masculin baissait régulièrement, dans les bureaux mixtes, depuis cette fameuse remontée des jupes. Le débat est donc ouvert sur le plan économique.

Le débat est également ouvert sur le plan sociologique. Car cette nouvelle façon de s’habiller ne se manifeste pas seulement par le raccourcissement des jupes : les chevelures, elles aussi sont sacrifiées ; deux signes, désormais caractéristiques de l’évolution féminine.

Nuque lisse, mèches courtes et serrées comme des plumes de moineau, jambes très longues, petites bottes blanches, lignes architecturées, où s’inscrivent les graphismes d’une géométrie tour à tour simple et compliquée ; c’est ainsi que nous avons vu surgir et se multiplier, depuis quelques mois, une silhouette féminine inédite, qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer des visions de croisières sans retour.

N’est-ce pas, en effet, une ère nouvelle de notre civilisation, que celle où les termes de laboratoire, de prototype, de structure sont entrés dans l’univers irrationnel de la mode ; que celle où le novateur le plus influent, après le couturier André Courrèges, est une femme, Maïmé Arnodin, ingénieur diplômé de l’école Centrale de Paris que celle, enfin, où l’on confectionne une robe, comme on fabrique la carrosserie d’une automobile ?

S’agit-il d’un feu de paille qui se consumera avec la même et fatale facilité qui marqua, voici quarante ans, la fièvre des garçonnes ? Ou bien, est-ce un événement réellement important dans cette petite histoire des femmes, qui leur a d’ailleurs si souvent servi d’histoire tout court ? […]

Depuis la dernière guerre, le divorce est allé croissant entre la haute couture et le prêt-à-porter français.

On a beaucoup parlé de crise dans la haute couture française ; de son incapacité à se renouveler, à imposer au monde entier une silhouette vraiment originale. […] Fait plus remarquable encore les couturiers ont cessé de s’intéresser aux Françaises : continuant à concevoir la femme sur le prototype d’une millionnaire des années 30, ils créent pour une petite poignée de femmes très riches (3 000 femmes environ sont capables, dans le monde entier, de payer le prix de la haute couture) et vendent leurs « toiles » presque exclusivement aux acheteurs étrangers. Résultat : tandis qu’aux USA, les copies de ces toiles sont vendues avec une griffe spéciale, dans des tissus exclusifs, les Françaises, elles, n’ont pas le droit de porter un modèle en prêt-à-porter signé Dior ou Givenchy : du même coup, elles se sont désintéressées d’une mode qui n’est jamais sortie des pages de leurs magazines.

Pendant ce temps, le prêt-à-porter a connu un essor prodigieux, imposant progressivement une mode totalement indépendante de celle de la haute couture. Ce succès, le prêt-à- porter le doit certainement à l’intelligence et à la compétence de quelques modélistes. Il le doit surtout à l’exploitation d’un des phénomènes sociologiques les plus importants, peut-être, de notre époque : la démocratisation de l’élégance et de la beauté, démocratisation qui va à l’encontre même du caractère artisanal et aristocratique de la haute couture. […]

La démocratisation, on peut même dire l’industrialisation de la mode, sont nées finalement de cette coïncidence entre le développement de la presse féminine et l’élévation du niveau de vie. Le prêt-à-porter a simplement accéléré le processus, au point de faire de l’élégance et de la beauté un droit aussi naturel pour toutes les femmes que le droit au travail et aux vacances. […] Dans tous les pays développés, l’élégance est devenue une simple affaire de volonté : sa négligence, une faute impardonnable. […]

Les quelque sept millions et demi de femmes qui, en France, ont plus de 20 ans et moins de 44 […] attendent un nouveau maître.

Ce maître, c’est peut-être André Courrèges, l’homme qui a décidé de bouleverser toutes les traditions de la haute couture et qui veut dessiner la femme de demain. Loin de renoncer à faire de la haute couture, il veut l’adapter à une clientèle beaucoup plus large. En somme, il veut combler le fossé qui sépare actuellement le prêt-à-porter de la haute couture.

Pour parvenir à démocratiser la haute couture, il construit scientifiquement tous ses modèles ; pas de noeuds, pas un ornement inutile, pas un imprimé ; des lignes rigoureuses, des pinces calculées, une silhouette à deux dimensions ; il affirme qu’ainsi les essayages multiples sont inutiles, et que n’importe quelle femme, grande ou petite, forte ou mince, est à l’aise dans une robe bien structurée. Bien sûr, cela suppose la suppression des tailles cintrées, des bustes appuyés, bref de tout ce qui souligne les formes du corps.

Mais, pour Courrèges, et, à sa suite quelques modélistes du prêt-à-porter, la liberté est une conquête des femmes de demain. C’est un fait que l’on marche mieux avec des petites bottes souples et plates qu’avec des talons aiguilles ; c’est un fait que l’on se sent plus libre dans un vêtement court et dépourvu de taille ; c’est également un fait que l’on se sent plus légère avec des cheveux courts. et si l’on en juge par le nombre de jeunes femmes que Courrèges a déjà entraînées dans son sillage (selon une enquête de la Chambre syndicale du prêt-à-porter, le tiers des femmes de plus de 40 ans ont, elles aussi, donné un avis favorable à cette mode), cette façon de s’habiller, incontestablement nouvelle, correspond à un besoin.

On a tort de dire que l’habit ne fait pas le moine et que la mode répond à un esprit de fantaisie. La mode correspond tout autant, sinon plus, aux conditions de vie, à une façon de vivre. Or notre époque est marquée par un appétit aussi féroce qu’irréversible pour les loisirs, les vacances, le repos, le soleil ; même s’ils ne représentent pas quantitativement une longue période de l’année, ils occupent effectivement une place de plus en plus grande dans nos préoccupations. et le style « Courrèges » est sans doute celui qui s’adapte le mieux à cette nouvelle façon de vivre.

Cela dit, l’uniforme proposé signifie-t-il de plus sérieuses transformations : la naissance, non plus seulement d’un style, mais d’un type de femme ?

C’est un fait incontestable le XXe siècle aura vu, peu à peu, tomber sur l’autel de la liberté les attributs et les armes traditionnelles de la féminité, qui sont aussi des attributs et des armes de faibles : la coquetterie, l’artifice, une certaine image conventionnelle. Et curieusement, cette victoire du corps féminin sur les baleines, corsets et autres contraintes multipliés par une culture vieille de plusieurs siècles, a suivi une progression parallèle à celle de l’émancipation légale des femmes. Fait significatif : la première tricoteuse de cette petite révolution est la citoyenne Césarine Boissard qui, au lendemain de la Révolution, en 1793, déposait une motion contre les corps de baleine piqués. Aujourd’hui, le corset est définitivement condamné et le soutien-gorge, arme offensive, s’il en est, de la stratégie féminine, est en passe, lui aussi, de disparaître : André Courrèges fait défiler ses mannequins sans soutien-gorge, et pose la question : « pourquoi les hanches seraient-elles libres, et pas les seins ? » • 

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