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"Le syndicalisme doit se transformer pour s’adapter aux défis de notre temps"

parJoseph THOUVENEL, secrétaire confédéral de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE)

Articles de la revue France Forum

L’attention aux autres plutôt que la lutte des classes.

France Forum. Qui trouve-t-on à l’origine des syndicats chrétiens en France ?

Joseph Thouvenel. – Une femme ! Trop souvent, Marie-Louise Rochebillard (1860-1936), créatrice, en 1899, dans le textile, des deux premiers syndicats féminins français, est oubliée1. Elle avait une vision très moderne du syndicalisme, avec des cours du soir : langues, comptabilité, bourse… Son slogan est clair : « L’heure de la femme a sonné. » Elle avait, par ailleurs, une sainte horreur de la violence, une constante du syndicalisme chrétien, fondamentalement hostile à la lutte des classes. Elle répondait ainsi à l’appel du pape Léon XIII et à la parution, en 1891, de son encyclique sociale Rerum novarum.

FF. – Que se passe-t-il en 1919 ?

JT. – En fait, la Confédération française des travailleurs chrétiens2 (CFTC) aurait dû voir le jour en 1914, mais la Première Guerre mondiale a retardé cette naissance. Son premier président est un Parisien d’origine alsacienne, Jules Zirnheld, employé du textile et président du Syndicat des employés du commerce et de l’industrie, statutairement catholique. La réunion constitutive a lieu à la Toussaint 1919 en présence des syndicats d’Alsace-Moselle, bien organisés, nourris de l’expérience rhénane et intégrant des protestants. En effet, la CFTC refuse d’emblée d’être un syndicat confessionnel. C’est la doctrine sociale de l’église qui compte pour ses fondateurs, pas la tutelle de cette dernière. La CFTC est donc un syndicat laïc dès l’origine et la création de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), en 1964, ne correspondra nullement à une déconfessionnalisation. Soulignons aussi le rôle de Gaston Tessier, premier secrétaire général de la confédération.

FF. –Qu’en est-il du Front populaire ?

JT. – Nous sommes en 1936 et la Confédération générale du travail (CGT) est alors toute-puissante. Trente syndicalistes chrétiens vont passer trois mois dans une mine pour exiger le respect de la liberté syndicale par la CGT. Le gouvernement du Front populaire n’invitera pas la CFTC aux négociations, mais puisera largement dans le programme de celle-ci.

FF. – Quelle fut l’attitude de la CFTC durant la Seconde Guerre mondiale ?

JT. – Rappelons que les communistes ont été exclus de la CGT en 1939 en représailles légitimes du pacte germano-soviétique scellant l’alliance de Adolphe Hitler et de Joseph Staline. Après l’invasion de 1940, le siège de la CFTC est occupé par les Allemands. La majorité des responsables du syndicalisme chrétien se sont engagés dans la Résistance. Ce qui est  le cas de Gaston Tessier, dès le début de l’Occupation. Son fils Jean était mort sur le front. Lui a contribué à construire le réseau de résistance Libération nord. Dès le 15 novembre 1940, un appel syndical commun avec la CGT alors débarrassée des communistes – celle qui deviendra Force ouvrière – est lancé contre la législation du gouvernement de Vichy. Pendant la guerre, la CFTC a bénéficié de l’aide des organisations juives américaines pour poursuivre son combat.

FF. – Qu’est-ce qui a conduit à la crise de 1964 et à la fondation de la CFDT ?

JT. – Une partie de la CFTC, dominée par les figures de Jacques Delors et de Jacques Julliard, a subi l’influence du socialisme révolutionnaire. Elle oubliait que le syndicalisme chrétien n’était pas fondé sur la lutte des classes, mais sur l’Amour. Elle considérait que la grève était forcément un préalable à la négociation. Ce n’était pas une déconfessionnalisation, mais une politisation allant dans le sens de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), puis du Parti socialiste unifié (PSU). L’Union nationale des étudiants de France (UNEF) a subi la même dérive à la même époque. Vingt ans après la Libération, l’éclatement de la CFTC était malheureusement devenu inévitable. Les fondateurs de la CFDT ont cru qu’ils étaient dans le sens de l’Histoire. Mais leur naufrage a commencé à leur arrivée au pouvoir politique, en 1981. Ils ont alors varié à 180° car ils avaient abandonné toute référence à la doctrine sociale de l’Eglise. De socialistes révolutionnaires, ils sont devenus un syndicat d’accompagnement des politiques gouvernementales et du pouvoir financier. La CGT, elle, est restée enfermée dans la lutte des classes. La CFTC, sauvée en 1964 par l’action de Jacques Tessier, fils de Gaston, et ses amis, s’est contentée, et  c’est heureux, de demeurer fidèle aux valeurs syndicales chrétiennes de ses fondateurs.

FF. – Justement comment peut-elle, aujourd’hui, demeurer fidèle à ses valeurs dans une société fortement déchristianisée ?

JT. – Pour demeurer fidèle, il faut déjà connaître et approfondir ses valeurs, ce qui est de moins en moins le cas. La formation est essentielle, mais elle est moins naturelle qu’avant. Pourtant, dans le monde de l’entreprise, il est urgent de délivrer un message chrétien concernant les révolutions biotechnologiques et transhumanistes. Plus que jamais, la question centrale est de savoir qu’est-ce que l’homme ? Il nous faut assurer la reconnaissance de son caractère transcendant. La seule barrière aux dérives auxquelles nous assistons, c’est l’âme et la reconnaissance de l’existence du mal.

Par ailleurs, la CFTC doit défendre la subsidiarité, les corps intermédiaires et l’importance de la famille alors que nous vivons une nouvelle révolution industrielle qui, par exemple, remet en cause le principe du repos dominical. Le syndicalisme doit se transformer pour s’adapter aux défis de notre temps. Plus que jamais, notre rôle est de représenter et protéger les travailleurs qui ne sont plus forcément des salariés, mais aussi, par exemple, des autoentrepreneurs.

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1. Les syndicats de travailleurs, interdits sous la Révolution française, sont autorisés de nouveau en 1884.
2. Voir de l’auteur, CFTC : 100 ans de syndicalisme chrétien et après ?, Pierre Téqui éditeur, 2019.

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