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Europe, une urgence : changer de politique de concurrence

parNicolas BOUZOU, économiste, président d’Astérès

Articles de la revue France Forum

Depuis le départ, l'Europe se veut le continent champion de la "concurrence pure et parfaite".

Selon la Commission, les marchés sont d’autant plus concurrentiels qu’ils comptent un grand nombre d’acteurs et, si possible, de petite taille. Cette idée pouvait se défendre au XXe siècle, époque à laquelle la concurrence pure et parfaite assurait effectivement la maximisation du bienêtre collectif. Mais l’économie du XXIe siècle n’est pas celle du XXe siècle. Notre capitalisme est caractérisé par des coûts fixes élevés et des effets de réseau (« la valeur d’une entreprise croît encore plus vite que le nombre de ses utilisateurs ») qui ont considérablement accru la taille optimale des entreprises. De fait, Google, Airbnb, Netflix, Amazon… sont en position dominante sur leurs marchés.

Cette nouvelle économie pose un défi de régulation concurrentielle. À partir de quel moment qualifier une pratique d’anti-concurrentielle avec des entreprises dites bifaces, c’est-à-dire dont le business model est de faire payer un tout petit nombre d’utilisateurs, lorsque la multitude accède à un service gratuit ou quasi gratuit ? Dans ce contexte, qualifier des prix de « trop bas » n’a plus aucun sens. C’est un champ intellectuel et juridique quasi vierge qui s’étend devant nous, avec des conséquences géopolitiques puissantes. En effet, casser nos propres monopoles (ou oligopoles) – comme la Commission européenne est prompte à le faire en demeurant sous l’emprise idéologique de la concurrence pure et parfaite – nous condamnerait à laisser se développer d’immenses entreprises américaines ou chinoises, susceptibles d’accumuler une quantité colossale de données. En raison d’un ensemble de facteurs, c’est d’ailleurs ce qui est malheureusement en train de se produire. L’Europe ne compte ni GAFA ni BATX (les GAFA chinois). L’Europe ne peut se complaire dans ce masochisme. Idéalement, la régulation concurrentielle devrait être mondiale, basée sur une surveillance renforcée de la contestabilité. Mais si cette gouvernance mondiale n’est pas pour demain, l’Europe doit en adopter les principes.

Depuis longtemps, les économistes ont démontré que les situations de monopole n’étaient pas nécessairement problématiques si le marché restait « contestable », autrement dit si l’entreprise dominante pouvait perdre sa position au bénéfice de nouveaux entrants. En pratique, il est néanmoins difficile d’imaginer quelle start-up pourrait faire chuter Amazon ou Alibaba, à moins d’une crise majeure au sein de l’une de ces entreprises. C’est pourquoi les autorités de la concurrence doivent impérativement s’assurer de l’observation de deux règles. La première concerne la transférabilité. Chaque consommateur doit pouvoir, quand il le souhaite, passer d’un écosystème à l’autre, c’est-à-dire changer de service de streaming, de réseau de téléphonie mobile ou de n’importe quel type d’application, facilement et gratuitement. C’est pour les pouvoirs publics un rude combat quotidien tant les corporatismes savent défendre leurs rentes en bloquant des réglementations pro-concurrentielles. La seconde règle concerne le droit des données. Il devrait être simple de demander à un réseau social, un moteur de recherche ou n’importe quel type d’application de récupérer nos données, voire de les racheter si leur vente avait été monétisée. Contestabilité, transférabilité et régulation des données sont les trois notions indispensables à l’existence d’une concurrence « schumpétérienne » dans le monde oligopolistique contemporain. Le respect de celles-ci importe plus que le nombre d’acteurs ou leurs parts de marché. La Commission européenne doit s’adapter au XXIe siècle et adopter cette nouvelle posture intellectuelle, faute de quoi elle fera beaucoup plus de mal que de bien à notre continent.

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