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Elaborer une nouvelle perspective stratégique commune

parMichel BARNIER, ancien ministre, conseiller spécial auprès du président de la Commission européenne pour la défense et la sécurité

Articles de la revue France Forum

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Jean-Claude Juncker m’a nommé récemment conseiller spécial pour la défense et la sécurité, ce qui me permet de revenir sur des sujets qui m’ont toujours passionné après cinq ans consacrés à la régulation financière et à l’Union bancaire. J’ai également eu l’occasion de travailler sur ces sujets comme président du groupe de travail sur la défense et membre du présidium de la Convention lorsque la Constitution de l’Union européenne était en cours de rédaction. Ce groupe de travail a conçu quelques-uns des outils repris aujourd’hui dans le traité de Lisbonne, comme la coopération structurée.

Vous vous êtes interrogés tout au long de cette journée sur ce qu’est une puissance. Quatre éléments la caractérisent à mon sens : une économie, une monnaie, une politique étrangère et une défense. Tous les Européens n’ont pas nécessairement pour ambition que l’Europe soit une puissance. Nous sommes néanmoins nombreux, y compris hors de France, à souhaiter qu’elle ne s’en tienne pas à être un grand supermarché. Notre responsabilité est de la porter sur ces quatre plans vers un statut d’acteur global. Nous en sommes encore loin.

J’ai travaillé au cours des cinq dernières années sur l’économie, première base de la puissance, comme commissaire au marché intérieur. Les pères fondateurs avaient démarré la construction européenne sous cet angle avec la CECA et le Marché commun. J’ai beaucoup oeuvré avec mes collègues sur la monnaie, dans une période de grande perturbation : la crise grecque et la faiblesse européenne face à la crise financière venue des États-Unis ont failli tout emporter. J’ai beaucoup oeuvré aussi sur l’intégration qu’exige une monnaie commune et que Jacques Delors avait été le premier à recommander : l’union monétaire ne peut tolérer la désunion économique, budgétaire et fiscale. L’union bancaire visait à y remédier.

J’ai également travaillé à la politique étrangère commune en tant que ministre des Affaires étrangères de notre pays. J’ai tenté de faire comprendre la valeur ajoutée à mettre en commun une partie de nos efforts stratégiques et de nos réflexions. À cet égard, la coordination est insuffisante. Coordonner ne suffit pas. C’est pourquoi je me suis battu comme ministre des Affaires européennes et comme commissaire européen pour faire accepter la création du poste de haut représentant pour la PESC, puis celle du poste de haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, tous deux occupés brillamment par Catherine Ashton.

Il convient à cet égard de lui rendre justice : elle a dû prendre les commandes d’un avion encore au garage, dont le moteur était tout juste fixé, et décoller en pleine tempête. Elle a su le faire ! Pierre Vimont, qui a été le « mécanicien » de ce service diplomatique, a sans doute expliqué à quel point il était difficile de faire travailler de concert 28 pays, le Conseil et la Commission, sous le regard vigilant des États-Unis et d’autres puissances. Catherine Ashton a su dépasser la simple coordination sur la question iranienne ou sur le rapprochement de la Serbie et du Kosovo. Nous avons, bien sûr, d’autres enjeux. La manière dont la négociation avec l’Ukraine a été abordée peut sans doute susciter le débat. Il faut néanmoins rester équitable dans nos jugements.

Federica Mogherini travaille désormais sur ces bases, à la tête de ce point névralgique qu’est le service diplomatique commun, fondé il y a quelques années à peine et que Pierre Vimont a contribué à construire comme le lieu d’une culture diplomatique commune. Des acteurs qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble, y compris au sein de la Commission européenne et du Conseil, mettent leurs travaux en harmonie et créent progressivement cette vision et ces réponses communes qui nous ont tant manqué dans la crise irakienne. La crise financière a arrêté beaucoup d’initiatives politiques. Elle n’est pas encore passée même si son pic est désormais derrière nous : ses conséquences économiques, sociales, politiques et humaines sont encore ressenties durement dans beaucoup de pays, nourrissant la montée du protectionnisme, du souverainisme et du populisme.

La crise financière, qui a coûté 13 points de PIB aux Européens, a eu des conséquences politiques graves à l’intérieur de l’Union. Il était donc indispensable de rétablir la stabilité financière le plus rapidement possible. À mon sens, nous y sommes parvenus : nous ne vivons plus dans cette atmosphère de panique, de gravité ou d’explosion potentielle qui prévalait en 2010-2011 et nous interdisait toute autre réflexion. Sans ce préalable, ni le plan Juncker pour l’investissement, ni les initiatives privées ou publiques nationales, ni la relance de l’Europe politique n’étaient possibles.

Il est temps désormais de reprendre l’initiative. Nous pouvons continuer d’avancer sur les quatre fronts que j’évoquais, dont le chantier de la défense européenne est le plus neuf et le plus sensible puisqu’il fait appel au coeur de la souveraineté nationale.

Nous venons de loin quand nous parlons de défense à 28 États membres. Au-delà des quatre pays neutres ou non alignés, l’Europe compte autant de traditions et d’histoires diplomatiques et militaires différentes et singulières que de pays membres. La mutualisation en matière de défense reste improbable, même si je la crois nécessaire.

Les opérations en Libye, au Mali et en Centrafrique ont été des épreuves affrontées par les pays européens en ordre dispersé, sans même évoquer la crise qui a entraîné le départ de Saddam Hussein en Irak. Nous devons regarder la réalité avec lucidité et courage. Il revient au président de la République, aux ministres et à tous les acteurs politiques de faire, ce que nous ne faisons pas assez en France, la pédagogie du monde et de l’Europe. À défaut, les citoyens inquiets, souffrants et en colère ne voient pas de perspectives au-delà de leurs efforts. Ils ne comprennent pas pourquoi il reste nécessaire de consacrer un budget important à notre défense ou encore pourquoi il faut mutualiser.

Je plaide donc pour une pédagogie accrue dans un contexte marqué par l’émergence de puissances militaires affirmées, mais aussi par des restrictions budgétaires qui fragilisent notre capacité opérationnelle et notre autonomie, la rareté des ressources stratégiques et des flux de personnes, de biens, de capitaux et de données qui se déploient à l’échelle planétaire. Tout en étant profondément patriote, je crois que les frontières nationales ne dessinent plus à elles seules la ligne de vie d’un pays et ne bornent plus à elles seules l’horizon de ses intérêts. La défense de la sécurité nationale ne peut plus s’exercer seulement sur le plan national aujourd’hui. Il ne s’agit plus de défendre l’intérieur de frontières clairement délimitées, un territoire et une population, mais de prendre en compte des intérêts et des menaces toujours plus diffus, à l’extérieur comme à l’intérieur de nos sociétés.

La question de la sécurité maritime illustre bien cette déterritorialisation de l’action diplomatique et militaire. L’opération Atalante a constitué un test majeur des capacités de l’Europe comme chef de file contre la piraterie dans l’océan Indien et le golfe d’Aden. Il sert également de référence par la multitude et la diversité des partenariats mobilisés par cette opération, aussi bien avec l’Inde que la Chine ou la Russie.

Les nouvelles menaces sont également à prendre en compte : le terrorisme, la prolifération, les pandémies, la cybercriminalité. Si la plupart des pays européens ont identifié ces menaces, bien peu en ont tiré des conséquences en matière de stratégie, en matière opérationnelle ou de capacités. Les conséquences tirées pour notre action commune sont encore plus faibles.

Si la défense du territoire européen est une mission dévolue à l’Otan, le partage du fardeau évolue vers un accroissement des responsabilités européennes, comme le souhaitent nos partenaires américains. Ils nous demandent de prendre davantage de responsabilités que par le passé.

Le voulons-nous ? Le voulons-nous tous ensemble ? À 28 ? Certainement pas, au vu de nos histoires et de nos cultures diplomatiques et militaires différentes. Le traité de Lisbonne propose une coopération structurée. Je crois profondément à cette géométrie variable, même si l’on peut imaginer, à l’instar de la Belgique, une coopération structurée permanente autour d’un noyau dur.

Le pouvons-nous ? Oui, si nous accentuons nos efforts en matière de mutualisation. Le contexte géopolitique est propice à l’élaboration d’une nouvelle perspective stratégique commune, comme Javier Solana l’avait proposée il y une dizaine d’années. L’ancien président du Conseil européen, Herman Van Rompuy, a voulu le faire en décembre 2013 en convoquant un Conseil européen dédié, pour la première fois depuis longtemps, aux questions de défense. Le nouveau président du Conseil européen, Donald Tusk, semble également le vouloir dans le cadre du Conseil européen de juin 2015.

Relancer l’Europe de la défense en étant réaliste et lucide consiste à se doter d’une capacité diplomatique et militaire commune, forgée au sein du service diplomatique, d’une industrie forte, d’une base énergétique, ainsi qu’à préserver nos actifs stratégiques. La possession d’un cloud européen est ainsi un enjeu de souveraineté majeur pour les entreprises et les sociétés européennes afin de ne pas laisser stocker nos données ailleurs. La Commission y travaille. Savoir qui achète quoi et pouvoir observer les investissements étrangers en Europe sont également des exigences stratégiques. Quelques pays européens disposent de cette capacité d’observation, mais nous ne l’avons pas en commun.

La mutualisation – dépenser mieux et ensemble – ne dispensera pas d’un effort budgétaire maintenu et accru à un niveau raisonnable de 1,5 % à 2 % pour la défense. Chaque pays pourrait consentir cette dépense pour lui-même s’il le souhaite ou en apportant sa contribution ou une partie de sa contribution au budget européen pour des initiatives ou des acquisitions communes. L’une des clés de cette mutualisation est la coopération renforcée ou structurée et la capacité pour ceux qui le souhaitent et le peuvent d’avancer ensemble sur la route commune sans en être empêchés par la règle de l’unanimité. Cette méthode était d’ailleurs recommandée par Jean Monnet sous le nom de « solidarité concrète » et d’« avancée de l’Europe pas à pas » dans ses tout premiers discours. C’était clairement pour réussir à avancer sans pour autant rêver.

Nous avons recommandé cette méthode pour les programmes de capacités et de recherche, en particulier pour les capacités duales, mais aussi pour la protection civile. Si nous devions créer une force européenne de protection civile, chaque pays membre de l’Union devra déclarer s’il souhaite ou non y participer. Nous avons d’ores et déjà identifié sept départements d’intervention en fonction de la nature des crises ou des catastrophes. Le type de réponse varie, en effet, suivant qu’il s’agit d’une pandémie, de lutte contre le terrorisme, de grandes inondations, de catastrophes industrielles ou nucléaires. Chaque pays conserverait la latitude de participer ou non à un département donné. Enfin, cette même méthode devra être utilisée pour l’acquisition de matériels, pour ceux qui veulent acheter et utiliser en commun des navires-hôpitaux, des drones de surveillance, des gros-porteurs ou des laboratoires CBRM.

Jean-Claude Juncker m’a confié une mission dans le prolongement du chantier de la commission Barroso. La Commission possède, en effet, une valeur ajoutée pour l’Europe de la défense, mais aussi pour l’industrie européenne de la défense, dans le strict respect de ses compétences, de ses budgets et de son expertise. Nous sommes parvenus à casser les silos pour faire travailler ensemble toutes les directions générales de la Commission et produire des résultats d’ores et déjà utilisés par le Conseil européen. Les thèmes abordés : la sécurité d’approvisionnement ; les marchés publics ; les normes industrielles et la certification, notamment des matériels militaires ; le développement de capacités dans le domaine de l’espace, notamment des capacités satellitaires d’imagerie à haute résolution; la protection d’investissements et d’actifs stratégiques ; la fiscalité et notamment l’exemption de TVA pour l’Agence européenne de défense. Au-delà de ces quelques points très concrets, nous avons travaillé sur les questions de cyberdéfense, la politique de développement et de coopération, les questions de sécurité, la protection civile et la sécurité énergétique.

En 2014, j’ai choisi pour titre de mon dernier ouvrage, une phrase de Périclès aux Athéniens pendant la guerre du Péloponnèse : « Se reposer ou être libre : il faut choisir. » Les Français et les Européens gagneraient à y réfléchir pour eux-mêmes. J’y étudiais de manière prospective les champs où les Européens devaient travailler ensemble au risque, s’ils ne le faisaient pas, de perdre leur identité, leur souveraineté et leurs capacités : le numérique, l’industrie, l’énergie, la population et, bien sûr, la politique étrangère et la défense. 

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