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Éducation de masse et revenus de classe

parJacques HOUSSIAUX

Articles de la revue France Forum

Extrait du n° 61, janvier 1965
Le numéro est consultable gratuitement ici.

Notre collaborateur Jacques Houssiaux, professeur à la Faculté de droit et de sciences économiques de Nancy, pose ici en termes de sciences humaines qui n’excluent pas un souci éthique le problème de l’avenir de la nouvelle vague d’étudiants dans la société moderne et celui notamment de la distorsion entre le nombre de ceux qui ont accès à la culture et le nombre de charges et de responsabilités qui tout en étant l’un et l’autre en expansion n’augmentent pas selon le même rythme. La première génération d’étudiants d’après-guerre n’a pas eu dans l’ensemble de gros efforts à accomplir pour ajouter son chaînon aux générations en place. Qu’en ira-t-il pour celle qui s’annonce ? La jeunesse de chaque époque, dès l’école, prétend conquérir de nouvelles frontières. La mienne, trop jeune pour avoir connu d’autres combats, a recherché la réconciliation et l’unité européennes. Le résultat acquis nous satisfait, moins toutefois les marchandages auxquels il faut bien se résoudre périodiquement pour ne pas détruire les fruits de l’enthousiasme que les audacieuses initiatives européennes de Robert Schuman. Entre-temps, en effet, la société a aisément absorbé les nouveaux venus des classes creuses, cette génération d’étudiants liée par le revenu et l’origine sociale à ses prédécesseurs. Mais demain, mais aujourd’hui déjà, les voici deux ou trois pour un hier à revendiquer la place de choix dans le concert des élites que devraient leur valoir la culture conquise ou plus modestement les diplômes.

Ces étudiants d’aujourd’hui, comment comprennent-ils l’université ? Acceptent-ils comme leurs frères aînés qu’elle demeure d’abord cette vaste entreprise de médiation entre le petit nombre de nantis et les privilégiés qui pourront les remplacer ? Ceux que j’écoute avec inquiétude me paraissent à la fois conscients et mal instruits. Conscients certainement que leur revenu futur dépendra du brevet que leur décernera l’Alma Mater. Culture, techniques, certes, mais avant tout des débouchés et la garantie de ce qui compte, c’est-à-dire l’argent. Qui pourrait le leur reprocher ? Conscients mais aussi mal informés du milieu qu’ils cherchent à pénétrer, les nouveaux bacheliers comprennent lentement les voies et les moyens, et malheur à ceux pour qui la famille est plus un obstacle qu’un guide : rapidement rejetés du corps universitaire, ils porteront ailleurs leurs buts et les débats intérieurs que l’accession à l’orée de la culture et la coupure familiale et sociale auront engendrés. Pour les autres, leur succès futur dépend, au mieux du hasard. Comme bien des entrepreneurs, les étudiants ajustent leurs perspectives à long terme sur la conjoncture présente des emplois. Successivement, la vague des étudiants déferlera sur telle spécialité, sur telle faculté : chimie, géologie, électronique, calcul automatique, techniques économiques, d’autres modes encore fleurissent et fleuriront jusqu’aux premiers gels.

Mais cette fois, l’essor démographique et un bien léger début de démocratisation dans l’enseignement supérieur vont contrarier l’ajustement naturel de la génération future à l’intérieur des anciennes frontières. La loi de la concurrence jouera, et là où trois postuleront l’emploi libéré, le revenu baissera. « Laissez faire », c’est donc demain, à coup sûr, une nouvelle forme d’inégalité dans la répartition des revenus, non plus selon la qualification professionnelle ou l’origine sociale, mais en fonction de l’importance numérique de la classe d’âge. Et quand la concurrence jouera sur un marché dominé par l’offre, comment pourra s’opérer l’assimilation des générations si ce n’est à partir de critères sociaux que l’offre aura elle-même imposés. Vous êtes mal instruits, jeunes gens des universités, qui pensez que la culture ou la technique peuvent vous dispenser d’un brevet de civisme social. Marqués par le péché originel du nombre, votre rachat sera difficile ; il l’est dès maintenant, à chaque fin d’année, dans les écoles et facultés ; il le sera davantage lors de votre entrée dans la vie professionnelle.

L’équilibre et la survie du corps social imposent une solution. Ne rien faire en est une ; je veux bien considérer que, comme l’agrégation, l’accession à un poste de responsabilité est un sacrement qui confère à celui qui le reçoit la grâce d’état suffisante, et les privilèges afférents. Mais l’égalité d’accès à la culture n’est-elle pas un mythe lorsque le partage des responsabilités et des fruits entre les hommes ne s’y conforme pas ? Adam Smith n’avait pas prévu que les « spéculatifs » puissent un jour devenir si nombreux que leur sélection dût reposer sur des critères arbitraires : nous qui sommes en place, à quoi le devons-nous ? Le jour où culture et techniques seront davantage répandues, tous accepterontils cette prédestination de quelques-uns aux tâches de responsabilité, à la détention et à l’exercice du pouvoir ? Si elle veut se maintenir ainsi, cette société de castes, cette société judaïque où les prêtres se recrutent parmi les prêtres, doit publier ses règles du jeu, les justifier, les faire adopter par référendum...

Mais n’y a-t-il d’autre solution que les laissez-faire et la défense impérative de notre ligne bleue des Vosges intérieure ? Dans notre société presque nécessairement oligarchique, plusieurs accepteraient que culture et pouvoir ne puissent plus être pleinement associés sans un malthusianisme de la première ou une dilution du second. Diffuser la culture et maintenir un pouvoir social efficace ne peuvent échapper à la contradiction interne que par l’application des principes de l’économie de bien-être qu’une juste compensation soit accordée à tous les niveaux à ceux qui ne reçoivent pas le pouvoir et pourraient y prétendre.

À la société reviendra, si elle est lucide, de fixer à chaque époque la limite raisonnable de cette utopie, les formes et le contenu matériel de la compensation. De petites décisions peuvent être prises dans cette direction, celles qui favoriseraient une rotation plus rapide des hommes en place. L’avancement de l’âge de la retraite y compris pour les postes les plus élevés, universitaires ou politiques, des limites impératives à l’occupation de certains postes, chefs d’entreprise, banquiers, hauts fonctionnaires, hommes d’église, membres d’académie... une plus grande décentralisation des responsabilités dans les grandes unités administratives privées et publiques. Toutes ces mesures si difficiles à prendre parce qu’elles nous touchent personnellement seront peut-être imposées demain, comme au 4 août, non seulement pour améliorer le rendement social de la nation, mais aussi pour éviter un difficile conflit de générations. Remercions les moins de vingt ans qui par leur multitude nous obligent, sur nous-mêmes, à conquérir de nouvelles frontières pour la nation. 

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