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De la littérature à la société : le mur à franchir

parAMarie PETITJEAN, maître de conférences à l’université de Cergy-Pontoise

Articles de la revue France Forum

Loin des tweets de Trump, l’Amérique des livres.

Que la littérature soit le reflet de la société qui l’a produite n’est une lapalissade qu’en apparence, la littérature se définissant par ce pas de côté de l’écrivain dans la saisie du réel. Or, il semblerait que la littérature américaine soit plus encline qu’aucune autre à faire des traits de son époque son propos central. On se souvient de Tanguy Viel, jouant malicieusement à l’écrivain américain dans La disparition de Jim Sullivan : son narrateur, qui place son héros au volant d’une vieille Dodge dans les faubourgs inquiétants de Denver, a tous les travers de la société américaine en point de mire et ne trouve de fuite à ce syndrome névrotique du romancier enfermé dans le réel qu’en imaginant l’évaporation du chanteur Jim sullivan dans le désert du Nouveau-Mexique. sans prendre la fiction pour la réalité sans précaution, ni ignorer l’art du récit des maîtres du genre, nous pouvons tout de même interroger la production contemporaine américaine à l’aune des liens que la littérature entretient avec la société qui la fait naître.

Depuis 2017, les trois prix Pulitzer attribués pour la section « fiction » – Underground Railroad de Colson Whitehead1, Less de Andrew Sean Greer2 et The Overstory de Richard Powers3 – attestent que, non seulement la littérature américaine contemporaine s’inquiète bien de l’état du monde, mais que les écrivains s’y montrent écorchés vifs par ce qu’ils saisissent de leur environnement. assurément, les valeurs célébrées aujourd’hui par l’amérique des lettres ne se retrouvent pas dans le fil Twitter du président américain, Donald Trump.

 

PASSER L’AMÉRIQUE AU CRIBLE. Underground Railroad de Colson Whitehead, qui faisait partie de la « summer reading list » de Barack Obama, rendue publique par la Maison Blanche en 2016, pourrait bien apparaître comme le symbole de la résistance à l’ère trumpienne. Colson Whitebread y rêve la chaîne de solidarité qui permit à des esclaves marrons de s’enfuir vers les Etats du Nord, entre 1820 et 1860, en dotant d’une réalité bien matérielle l’expression symbolique de « train souterrain » qu’il a lui-même entendue dans l’enfance. Il y place son personnage de Cora, jeune fille de 16 ans, descendante d’une lignée de femmes esclaves, fuyant sa plantation à bord de ce train fantasmé. Chaque station met en scène la possibilité pour l’amérique de penser différemment la question du racisme. Le lopin hérité de sa grand-mère, que Cora a jusque-là cultivé avec ardeur entre deux cases, devient le symbole d’un territoire dérisoire auquel s’arracher pour gagner les grands espaces d’une Amérique sillonnée par le train souterrain de sa conscience tourmentée. Cora est entraînée par Caesar dans cette course vers la liberté : « Les deux fugitifs grimpèrent dans le wagon, et Lumbly claqua brusquement la portière. Il les regarda entre les fissures du bois. “Si vous voulez voir ce qu’est vraiment ce pays, comme je dis toujours, y a rien de tel qu’un voyage en train. Regardez au-dehors quand vous filerez à toute allure, vous verrez le vrai visage de l’amérique”. »

Avec Andrew Sean Greer, c’est également à une fuite, cette fois à l’étranger, que se résout le héros des Tribulations d’Arthur Mineur, écrivain cinquantenaire sans grand succès qui voit se marier son ex-petit-ami. Ce périple sentimental, dans la vie d’un loser gay qui ne sait pas garder ses amants, est avant tout un périple littéraire. Le ton d’un humour délicat, qualifié de « très dandy » par la critique américaine, décale la perspective par le regard distancié porté sur ce personnage maladroit et touchant qui dit, par l’esquive, l’amour blessé ou le vieillissement. Il dit aussi et surtout la quête sans fin pour l’écrivain de la reconnaissance publique. Andrew Sean Greer est lui-même un représentant de ces écrivains américains désormais majoritairement formés dans les classes de creative writing. Passé par le programme MFA de l’université Brown ou le writers’ workshop de l’université d’Iowa, comme étudiant-écrivain, puis comme écrivain-professeur, il fait volontiers allusion, dans le coeur de son intrigue, au statut professionnel autant qu’existentiel de l’écrivain. De cette métafiction très particulière qui évoque l’écrivain à l’affût de son influence sociétale effective, il est encore question dans The Friend de Sigrid Nunez4, National Book Award 2018. La narratrice, très affectée par le suicide de son ami et mentor, et elle-même professeur d’écriture à l’université, accepte malgré elle de recueillir le grand chien du défunt, aussi déprimé qu’elle par cette perte. La vie quotidienne aux côtés de l’encombrant animal va lui faire retrouver la saveur de la vie et celle de l’écriture : « Ma première professeure d’écriture commençait toujours par expliquer à ses étudiants que s’il y avait quoi que ce soit d’autre qu’ils pensaient pouvoir faire de leur vie, plutôt qu’écrivains, n’importe quel autre métier, alors c’était ce qu’ils devaient faire. »

Ce rôle sociétal de l’écrivain pour le réveil des consciences est encore plus prégnant dans le prix Pulitzer 2019, The Overstory de Richard Powers. Il aura fallu vingt ans pour que son écriture foisonnante parvienne aux Français, avec la traduction, en 2006, de son premier roman Trois fermiers s’en vont au bal5. Cette fois, le roman paraît en même temps aux Etats-Unis et en France, avec d’emblée un vif succès. Les lecteurs peuvent y reconnaître la patte de Powers dans le tissage savant des neuf histoires qui ouvrent le roman. L’ensemble conduit inéluctablement les personnages aux « timber wars », les actions des défenseurs du parc de Redwood, au début des années 1990. Après la question raciale, celle des identités sexuées, voici la cause environnementale, dira-t-on. Mais la construction du récit outrepasse singulièrement la simple appréhension thématique de l’ouvrage. Non seulement Richard Powers bâtit un roman choral, fédérant des histoires très distinctes dans leur traitement de la relation de l’homme à l’arbre, mais il dresse également en filigrane sa propre enquête d’écrivain. Cette démarche de l’écrivain-enquêteur du réel se retrouve dans le destin de certains de ses personnages, comme l’attachante Patricia, garde-forestière malentendante et titulaire d’une thèse sur la manière dont les plantes communiquent.

De cet examen trop rapide des récentes livraisons littéraires américaines, surgit un mouvement de fond : l’attachement des romanciers contemporains à passer l’amérique au crible de leur critique. impossible aujourd’hui d’en rester aux clichés du scénario américain – le calibre 30 sur le siège passager du pick-up et le retournement brutal des destins dans l’infinie linéarité des grands espaces. C’est du croisement sophistiqué de voix distinctes dont il s’agit à présent ; du tissage composite d’opinions jamais arrêtées par une conscience extérieure au récit lui-même. Dans ces romans fleuves, exigeants et ambitieux, se font jour, sous la naïve puissance de l’affabulation, l’esprit de la nuance et la culture de la contradiction.


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1. Albin Michel, 2017.
2. Les Tribulations d’Arthur Mineur, Actes Sud, 2019.
3. L’Arbre-Monde, Cherche Midi, 2018.
4. L’Ami, « La cosmopolite », stock, 2019.
5. Cherche Midi.

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