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De l'indépendance des journalistes

parJean TEITGEN

Articles de la revue France Forum

L’idée que se fait l’opinion publique française de la liberté de la presse a-t-elle […] quoi que ce soit de commun avec l’impatience craintive dont nos aînés entouraient ses premiers pas ? La façon la plus simple de répondre consisterait à se demander s’il est encore possible de parler de l’indépendance des journaux et leur influence sur le comportement des individus. […]

Ainsi se trouve posé le problème de l’attitude du public à l’égard de la presse d’opinion.

Tout en admettant que l’existence de journaux d’opinion n’est pas incompatible avec celle de journaux d’information, il devrait apparaître normal que les premiers informent leurs lecteurs pour les mieux former et que les seconds s’interdisent de déformer les faits. Or, sous une apparente objectivité, voire une prétendue neutralité (cette bonne conscience de ceux qui veulent étouffer la leur et celle des autres), ils sollicitent l’événement, le transforment de façon à chloroformer leur clientèle, c’est-à-dire en flattant ses réactions de classes, de castes, ou ses intérêts parfois les plus sordides lorsqu’il ne s’agit pas de sa curiosité la plus malsaine.

On a commencé par ne pas prendre de position politique afin de durer et de se développer, pour aboutir à la disparition à peu près complète des journaux d’opinion, interdisant en fait aux partis de s’exprimer et de participer à la formation civique des citoyens. Est-ce à dire que les journaux d’information ne fassent pas de politique ? non, sans doute, mais puisqu’ils se refusent à en faire de façon ouverte, ils ont besoin d’utiliser l’événement et le fait objectif en le transformant souvent en arguments destinés à flatter la « masse ». La plupart des journaux d’information possèdent ainsi leur clientèle dont ils entendent conserver les faveurs. Il n’est donc pas question de contrarier ses intérêts, c’est-à-dire ses égoïsmes ou ses réflexes. […]

Ainsi, c’est toute une conception du journalisme qui est aujourd’hui en cause. Dès le mois de septembre 1944, Albert Camus écrivait : « On voit se multiplier des mises en pages publicitaires, surchargées de titres dont l’importance typographique n’a aucun rapport avec la valeur de l’information qu’elles représentent et dont la rédaction fait appel à l’esprit de facilité ou à la sensiblerie du public. On crie avec le lecteur, on cherche à lui plaire, alors qu’il faudrait seulement l’éclairer […]. » Albert Camus écrivait ces lignes à une époque où les fondateurs des journaux de la Résistance souhaitaient la transformation et la régénération de la presse. Ils la voulaient dure et pure, à l’image de la République à construire. […] En d’autres termes, est-ce la presse qui fait l’opinion, ou en est-elle la résultante […] ? Si l’on devait apporter une réponse catégorique à l’une ou l’autre question, cela semblerait regrettable. En démocratie, la presse d’opinion n’a pas à façonner les esprits, mais à leur proposer des sujets de réflexion et de discussion. Par contre, les journaux d’information ne devraient pas se soumettre aux exigences de lecteurs qui précisément ne veulent ni réfléchir ni discuter.

Si la presse d’information dispose néanmoins d’une emprise évidente sur l’opinion publique et la société, elle n’a jamais réussi à endiguer les vastes mouvements populaires. Les journaux d’opinion ont souvent réussi à les favoriser. Hélas ! Il n’en existe à peu près plus. Le parti communiste mis à part, aucun parti politique français ne dispose d’un journal digne de ce nom. Leur disparition ou la diminution de leur influence pour ceux qui existent encore, ne proviennent-elles pas du parti pris qu’ils mettaient à présenter leur doctrine de la façon la plus exclusive et la plus dogmatique ? Trop souvent, les journaux politiques ont donné l’impression à leurs lecteurs qu’en les frustrant de l’information objective indispensable à leur formation de leur libre jugement, ils manquaient à leur devoir le plus élémentaire. Il est cependant réconfortant de constater que certains organes, libres de toutes attaches financières ou économiques, réussissent aujourd’hui encore à fournir une masse d’information tout en laissant à chacun l’impression qu’il conserve une indépendance absolue à l’égard des conclusions proposées par les journalistes. C’est là, sans doute, que réside la grandeur et l’efficacité d’une presse qui conserve des lecteurs dans la mesure où elle réussit à former des citoyens. […]

Or, il existe un remède susceptible de garantir leur indépendance aux journalistes et de rendre à la presse une nouvelle vigueur grâce à laquelle la « masse » aurait la possibilité de se transformer en une véritable « opinion publique ». Puisqu’il est temps de réagir devant cette concentration de journaux qui risquent « d’entraîner à plus ou moins long terme la disparition du pluralisme qui est une des conditions de survie d’une presse libre et qui fait peser sur les journalistes une menace dont la profession prend conscience » ( Jean Couvreur, Le Monde, 9 octobre 1968),  la constitution d’un nombre toujours plus élevé de « sociétés de journalistes » n’apparaît-elle pas comme la meilleure réponse aux questions posées par beaucoup d’entre eux ? Il a été fait grand bruit autour de l’action de leur premier promoteur. Au début du mois de décembre 1968, leur premier congrès s’est tenu à Paris. Le Monde a justement souligné les difficultés et les oppositions rencontrées pour donner aux journalistes regroupés en société « la place qui doit leur revenir au sein des entreprises de presse ». Le texte de la motion finale, adoptée au terme de ce congrès, précise bien qu’aucune structure juridique n’est parfaitement adaptée à l’activité journalistique. Si l’on admet qu’elle revêt une mission d’intérêt général liée au droit à l’information, donc à une diversité de journaux et à une large diffusion de faits et de commentaires, il faut repenser le statut juridique de l’entreprise de presse (transformation des sociétés de journalistes actuelles, de société anonyme en société civile). D’autre part, si toute aide de l’état est assortie d’un contrôle dangereux lorsqu’il s’agit de liberté de la presse, il est nécessaire de substituer à un contrôle externe à l’entreprise, une garantie interne résultant de la participation obligatoire et collective des journalistes rassemblés au sein de leur société… Un amendement additionnel au projet de loi de finances dispose, avec l’accord du secrétaire d’état à l’Information : « Le gouvernement devra, avant le 1er mars 1969, procéder à la constitution d’une commission chargée d’examiner les problèmes posés par la constitution des sociétés de rédacteurs. » On devine aisément la véritable libération que les sociétés de journalistes apporteraient à tous les collaborateurs des entreprises de presse.