Petit-déjeuner débat « Asie centrale, une autre Asie »

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Petit-déjeuner

    

Présentation et programme

A l'occasion de la sortie du hors-série « Asie centrale, une région stratégique d'avenir ? », France Forum organise un petit-déjeuner débat, « Asie centrale, une autre Asie», autour de trois personnalités :

Bayram Balci
docteur en science politique, chercheur au CERI (Sciences-Po) ;

Thierry Mariani
 ancien ministre, député des Français établis hors de France ;

Gilles Rémy
président-directeur général du groupe CIFAL, président de la Chambre de commerce France-Turkménistan.

Le débat sera animé par Ivan Prostakov, conseiller auprès du secrétaire général du Bureau international des expositions.

Les photos de l'événement

Compte-rendu

Ivan Prostakov. – Bienvenue à ce petit-déjeuner au cours duquel nous allons essayer de mieux comprendre les enjeux actuels de l’Asie centrale, cette « autre Asie ». Il s’agit, aujourd’hui, d’envisager des angles d’approche différents de cette zone géographique.

L’Asie centrale est un espace immense, de l’ordre de sept fois la France, avec une population comparable, d’environ 65 millions d’habitants. Cette région a une histoire très riche. Au XIXe siècle, l’Asie centrale était déjà au cœur du « great game », expression qui désignait la rivalité stratégique entre les empires russe et britannique, des Balkans jusqu’à l’Extrême-Orient, où l’Asie centrale occupait un rôle clé. À la fin du XIXe, l’Asie centrale est devenue une partie de l’Empire russe, sans doute l’une de ses dernières conquêtes coloniales, après une guerre assez longue et dure. Ensuite, elle a fait partie de l’URSS jusqu’aux changements des années 1990. Aujourd’hui, le « grand jeu » continue, toujours avec la Russie comme acteur central, mais aussi la Chine, les États-Unis et, à un moindre degré, l’Europe.

L’Asie centrale est un espace géostratégique de premier ordre compte tenu des enjeux énergétiques qu’elle représente. Elle se trouve aussi au cœur d’importantes questions de sécurité internationale liées au développement de l’islamisme, au trafic de drogue et, bien sûr, au voisinage de l’Afghanistan, du Pakistan, de l’Iran.

Nous observons que les initiatives multilatérales sont nombreuses, ce qui témoigne de l’importance de ce territoire. Toutefois, chaque pays est spécifique et est attaché à sa souveraineté, tenant à jouer un rôle singulier sur la scène internationale. L’organisation de l’Exposition internationale par le Kazakhstan, à Astana, en 2017, est un bon exemple de cette volonté de chacun des pays de s’affirmer de manière autonome dans la région et au-delà. Le Turkménistan pourrait également être cité avec son statut de pays « neutre » reconnu par l’Onu.

Une autre Asie ? Par rapport à son propre passé ? Par rapport au reste du continent asiatique ? Par rapport à nos « clichés » sur cette région méconnue ? C’est de tout cela dont nous allons à présent débattre.

Thierry Mariani. – Tout d’abord je rappellerai que, sur les cinq pays qui constituent la zone, quatre d’entre eux organiseront des élections cette année. Les élections législatives du Tadjikistan se sont déroulées il y a trois semaines, les élections présidentielles en Ouzbékistan se tiendront ce dimanche [29 mars] – j’y serai –, puis viendront celles du Kazakhstan et, enfin, celles au Turkménistan.

J’exprimerai, ensuite, un regret. Nous connaissons tous l’importance stratégique de cette zone et, pourtant, la France a décidé que trois de ses ambassades passeront très bientôt en « format réduit », ce qui signifie un ambassadeur (« laptop ambassador ») assisté d’un agent de catégorie C. Concrètement, cela veut dire que l’ambassade sera fermée quand l’ambassadeur sera absent du pays. Cette décision est en partie compréhensible s’agissant du Kirghizistan et du Tadjikistan, mais ne l’est pas pour le Turkménistan compte tenu des marchés qu’il peut représenter.

Ma dernière remarque, avant de commencer mon propos principal, porte sur les transports et les liaisons d’un pays à un autre. Il est souvent plus facile de transiter par Istanbul ou par Moscou pour voyager dans cette zone et cela représente un véritable handicap pour les coopérations régionales.

Ce sujet, « Asie centrale, une autre Asie », nous invite à penser le devenir de l’Asie centrale et, par conséquent, à nous interroger sur ses dynamiques internes, ses instabilités potentielles dans un contexte régional redessiné par une perte de croissance économique, des conflits avoisinants en Ukraine, en Crimée, en Afghanistan, ainsi que des modifications démographiques (chômage des jeunes, flux de travailleurs migrants) aux conséquences politiques nationales parfois très fortes. Ces changements, à la fois très contemporains et amplifiés par des mécanismes hérités de la transition post-soviétique, devraient nous pousser à anticiper leurs conséquences pour les relations stratégiques et la coopération que l’Union européenne et la France tissent en Asie centrale.

Depuis la chute de l’Union soviétique, les forces géopolitiques structurant cette région ont été considérablement modifiées, sous l’effet de transformations internes telles que la transition vers une économie de marché et la refonte des institutions politiques dans chaque république. Au-cours de ce processus, toutes les républiques n’ont pas suivi une voie identique. Le Kazakhstan, l’Ouzbékistan (à l’exception des événements de 2005) et le Turkménistan ont connu et connaissent encore une stabilité politique, tandis que le Kirghizistan et le Tadjikistan ont subi nombre de revers politiques et de conflits majeurs depuis les années 1990 (deux révolutions kirghizes en 2005 et en 2010, une guerre civile tadjike entre 1995 et 1997).

Cette dimension de politique intérieure a, évidemment, eu une empreinte forte sur la capacité des économies nationales à s’intégrer dans un marché ouvert. Certaines républiques ont misé sur les ressources naturelles (en gaz et en pétrole) pour soutenir la croissance économique et favoriser l’investissement domestique et étranger. Le Kazakhstan se positionne ainsi, depuis les années 2000, comme le modèle de croissance en Asie centrale. L’exposition internationale d’Astana en sera le symbole. Tandis que d’autres républiques, notamment le Tadjikistan, se trouvent dans des situations économiques précaires, obligeant leur force de travail nationale à opter pour la migration en Russie comme débouché et source de revenus.

En termes de politique extérieure, les républiques d’Asie centrale adoptent des stratégies très différentes, allant de l’isolement (Turkménistan) à la multiplication de partenariats économiques et stratégiques, souvent sur fond d’enjeux énergétiques (Kazakhstan, Ouzbékistan) et sécuritaires (Ouzbékistan, Tadjikistan dans la lutte contre le terrorisme).

Si l’aspect énergétique cristallise les coopérations et les rivalités des acteurs extérieurs dans cette région (Chine, États-Unis, Russie, Union européenne), l’analyse du devenir stratégique de l’Asie centrale ne doit pas se limiter à la question des ressources (minières, énergétiques), en particulier lorsque leurs dynamiques intrarégionales sont susceptibles de modifier le statut quo politique dans les années à venir.

Je crois que seule la capacité à proposer des partenariats de développement solides, qui feront évoluer autant les pratiques institutionnelles que les conditions de vie des populations centrasiatiques, permettra aux acteurs européens en Asie centrale de s’inscrire durablement dans des configurations politiques nationales amenées à se renouveler dans les années à venir.

2015, je l’ai dit, est une année électorale pour la plupart des républiques centrasiatiques. Des élections présidentielles se préparent actuellement en Ouzbékistan, sans grand enjeu certes puisque Islam Karimov, président depuis 1995, devrait être réélu compte tenu du poids des structures administratives et de son bilan d’une certaine manière aussi. Cependant, du fait de son âge, se pose la question de sa succession. Sa fille, Gulnara Karimova, pressentie il y a quelques années pour prendre sa relève, a été écartée du pouvoir à la suite de différentes affaires. L’Ouzbékistan ne sera donc pas une dynastie et la relève politique se situera sans doute du côté des hommes forts du pouvoir, Ruslam Inojatov, directeur du service de Sécurité nationale, et Miraglam Mirzaev, procureur général de Tachkent.

Les élections présidentielles se préparent également au Kazakhstan à la suite à la décision de l’Assemblée du peuple du Kazakhstan d’avancer les élections au 26 avril 2015. La chambre parlementaire de la République kazakhe motive sa décision par la nécessité de donner du temps et un nouveau mandat au président actuel, Noursoultan Nazarbaïev, pour la mise en œuvre de son programme de réformes économiques, « Nurly Zhol ».

Les difficultés économiques rencontrées par les républiques d’Asie centrale, qu’elles soient liées à la crise économique de 2008 ou à des faiblesses structurelles héritées de la transition économique post-communiste, renforcent ce besoin de stabilité politique en même temps qu’elles réactivent la mémoire de conflits ethniques passés. Les affrontements, ces dernières années, entre Ouzbeks et Kirghizes au Kirghizistan, dans une moindre mesure entre Kazakhs et Kirghizes au Kazakhstan, se tissent sur fond de disparités économiques régionales, d’accès aux ressources (l’eau, par exemple).

Les élections parlementaires de cette année au Kirghizistan et les présidentielles de 2017 seront donc des moments tests pour cette république déjà affaiblie par deux révolutions, d’autant que le président, Almazbek Atambaev, ne pourrait pas, selon la constitution de 2011, briguer un second mandat.

La stabilité politique de l’Asie centrale, et par conséquent sa capacité à établir des partenariats stratégiques pérennes, dépend donc largement du devenir économique de chaque république et de ses conséquences sur les régimes et les hommes politiques actuellement au pouvoir.

S’agissant des difficultés économiques, les forces vives des économies centrasiatiques ont été déstabilisées par la crise économique de 2008 et, dès lors, par le ralentissement de la croissance économique en Russie, principal partenaire commercial (bien que dépassé par la Chine quant aux volumes des échanges commerciaux) et surtout pays de destination des travailleurs migrants. Aujourd’hui, cette contraction économique est renforcée par la chute du prix des hydrocarbures (baisse du prix du baril de pétrole de 120 dollars, en juin 2014, à 50-60 dollars, actuellement), pilier des exportations turkmènes, kazakhes et ouzbèkes. La faible diversification des exportations commerciales de certaines républiques centrasiatiques diminue considérablement leur capacité de rebond actuelle.

A cette vulnérabilité économique s’ajoute l’instabilité politique régionale.

Le conflit en Ukraine teste l’endurance de l’Union économique eurasiatique, et des désaccords entre Moscou et les capitales centrasiatiques, Astana notamment, s’expriment en ce qui concerne les sanctions à l’encontre des importations européennes.

Cependant, en dépit des désaccords politiques, la dépendance de l’Asie centrale à Moscou sur le plan de la lutte antiterroriste et de la sécurité des frontières est accrue par le retrait de la présence américaine en Afghanistan depuis 2014. Le gouvernement américain prévoit de réduire encore sa présence à un millier d’hommes en 2016, diminuant d’autant le rôle clé de l’Ouzbékistan dans le transport des hommes et du matériel militaire par voie terrestre. La stabilité du président Ashraf Ghani et du gouvernement afghan face aux Taliban ainsi que la capacité du nouvel État à contrôler le trafic de stupéfiants et celui des armes restent des questions majeures pour les républiques d’Asie centrale. Cette situation pourrait donner une impulsion nouvelle à la coopération régionale autour de problématiques sécuritaires, puis au-delà.

La place de l’Europe parmi la constellation d’acteurs extérieurs en Asie centrale doit enfin être évoquée.

Aborder l’Asie centrale comme une unité régionale semble difficile tant chaque État a, depuis la chute du bloc soviétique, construit sa propre voie de transition. De ce fait, les enjeux (économiques, démographiques, sécuritaires) de chaque république sont aussi multiples et distincts que leurs stratégies et alliances avec des acteurs extérieurs.

Cependant, c’est également dans cette concurrence d’acteurs géopolitiques majeurs que s’établit l’avenir stratégique de l’Asie centrale.

La Russie, partenaire traditionnel, s’appuie sur les réseaux soviétiques et sa proximité géographique, culturelle, historique pour maintenir l’Asie centrale dans un espace russophone intégré et ainsi stabiliser ses frontières sud, les flux d’hydrocarbures et une coopération économique d’envergure. Les récents développements dans la politique extérieure de la fédération de Russie, l’annexion de la Crimée et le conflit ukrainien, peuvent néanmoins servir de repoussoir à des républiques centrasiatiques enclines à construire une Union eurasienne économique, politique parfois, sans perdre pour autant leur souveraineté et leur capacité à coopérer librement avec d’autres acteurs géopolitiques.

Quant à la Chine, elle se positionne, depuis les années 2000, comme le nouvel acteur en Asie centrale, construisant ses partenariats via le commerce et des investissements majeurs, avec des contreparties politiques minimes au regard de l’impératif de démocratisation qui conditionne souvent la démarche des acteurs occidentaux dans cette région. Au-delà d’intérêts domestiques propres – la prévention du séparatisme ouïghour via la plateforme de sécurité de l’Organisation de la coopération de Shanghai –, la Chine voit dans l’Asie centrale une solution à deux problèmes : garantir un approvisionnement en hydrocarbures qui ne soit pas soumis aux contingences géopolitiques moyen-orientales et se positionner comme un véritable acteur multilatéral. Cependant, le déploiement commercial majeur de la Chine n’est pas, pour l’instant, suivi dans le domaine culturel et linguistique.

Depuis le 11 septembre 2001, les états-Unis mènent une politique fluctuante en Asie centrale, motivée par des impératifs de sécurité, la lutte commune contre l’islamisme dans le cadre d’un partenariat privilégié avec l’Ouzbékistan, et la question afghane. Cette situation s’est altérée depuis 2005 (répression à Andijan, en mai) et l’ouverture d’une seconde base militaire américaine au Kirghizistan, à Manas (proche de Bichkek). Désormais, le retrait américain d’Afghanistan redistribue les cartes géopolitiques et pourrait offrir de nouvelles perspectives aux acteurs présents en Asie centrale.

L’Union européenne, qui cherche à s’implanter depuis la chute du communisme en Asie centrale, pourrait saisir l’occasion de gagner en visibilité et en influence dans une région qui, depuis le conflit en Ukraine, est plus que jamais le centre d’un dialogue et d’enjeux stratégiques entre la Russie et l’Europe.

Il reste que l’attitude des États membres n’est pas unanime à l’égard de cette région et oscille entre softpower – la promotion de valeurs européennes et démocratiques – et realpolitik – la défense des intérêts économiques, et en particulier la diversification des voies d’exportation gazière afin d’affaiblir la dépendance à la Russie (mise en place du Southern Corridor avec l’adhésion du Turkménistan), et des intérêts sécuritaires (la stabilité de la zone Afghanistan/Pakistan, la lutte contre le radicalisme religieux).

En pratique, ces objectifs ambitieux revêtent parfois des logiques contradictoires. Ainsi, le désir européen de voir le Turkménistan participer au Southern Corridor a contribué à atténuer ses exigences en matière de droits de l’homme et de bonne gouvernance. De plus, l’approche régionale qui a longtemps fait préséance s’adapte difficilement à une région dont l’unité est davantage un postulat erroné qu’un mode de gouvernance réel.

En 2007, sous la présidence de l’Allemagne, l’Union européenne a ratifié une « stratégie pour un nouveau partenariat avec l’Asie centrale » afin de relancer la coopération entre les deux régions. Cette nouvelle stratégie modifie l’approche européenne de la région en privilégiant des partenariats bilatéraux Union européenne-république centrasiatique. Consciente de la spécificité de chaque pays d’Asie centrale, l’Union européenne consacre désormais 60 % de son aide à des programmes nationaux. Le dialogue régional est réservé à des domaines pour lesquels une gestion commune se révèle essentielle, tels que la lutte contre la criminalité, la gestion des ressources en eau et celle des frontières.

Cette politique symptomatique d’un changement d’attitude des Européens à l’égard de l’Asie centrale prévoit le renforcement de l’aide pour la stabilité et la sécurité, la lutte contre la pauvreté ainsi qu’une collaboration accrue entre les deux régions dans les domaines des transports, de l’énergie, de l’éducation et de l’environnement.

Cependant, la conjoncture économique de l’Union européenne pousse à des choix stratégiques dans les politiques de voisinage, qui privilégient pour l’instant les partenariats est-européens en Ukraine, en Moldavie, en Biélorussie et au Caucase.

La complexité actuelle des structures institutionnelles européennes ainsi que les dissensions internes qui la divisent l’empêchent également d’agir unanimement et sont un frein à son rôle d’acteur international. à cette diversité d’attitudes des États membres, s’ajoute la coopération de l’Union européenne avec d’autres organisations internationales, telles que les Nations unies ou l’Unesco, en Asie centrale. Pour des pays comme les républiques d’Asie centrale avec une tradition centralisée et monocéphale du pouvoir, cette multitude d’acteurs et d’identités européens est difficile à saisir. La visibilité des représentations et des politiques de l’Union européenne sera peut-être renforcée à l’avenir par le retrait de représentations diplomatiques nationales dans chaque État centrasiatique au profit de représentations diplomatiques européennes.

L’UE doit donc avancer les cartes qui font sa force : un certain prestige en Asie centrale en termes de culture, de savoir-faire, de qualité de vie, elle bénéficie aussi de son image d’acteur nuancé dans son analyse des enjeux géopolitiques mondiaux. Tout au long des années d’indépendance, les gouvernements centrasiatiques ont pris conscience de la différence entre sphères d’influence et logiques synergiques : leurs intérêts résident dans la multiplication des alliances avec des partenaires qui se spécialisent dans certains secteurs et acceptent, ou même coordonnent, leur présence avec les autres acteurs. En misant sur un développement de long terme et en se concentrant sur le lien sécurité́/développement, l’Europe peut probablement influencer positivement la transformation des sociétés centrasiatiques.

C’est ainsi que l’Union européenne pourra s’imposer de façon réelle en Asie centrale et proposer des solutions aux déstabilisations sociales croissantes au Kirghizistan, au nouvel activisme islamique au Tadjikistan et accompagner l’Ouzbékistan dans l’après-Karimov. Alors que les velléités mouvantes de la Russie attise l’inquiétude de certaines républiques centrasiatiques, que l’influence de la Chine se limite pour l’instant au domaine économique et que les états-Unis se désengagent, symboliquement au moins, de la région, l’Union européenne pourrait profiter de ce bref vide géopolitique pour renforcer les partenariats déjà en place et poursuivre l’effort de coopération dont les potentialités économiques et politiques seraient profitables aux deux entités.

Gilles Rémy. – C’est une gageure de parler en quelques minutes d’une région, certes stratégique, mais aussi peu homogène. La coopération interrégionale est pauvre et, si vous décidez de rejoindre les cinq capitales de la région, il vous faudra au moins une dizaine de jours en empruntant les lignes aériennes régulières et passer par Moscou, Istanbul ou Dubaï. C’est un paradoxe que l’Asie centrale, autrefois unie, russe puis soviétique, soit aujourd’hui si morcelée avec des pays qui ont suivi des évolutions politiques et économiques très différentes. Qu’ont-ils encore en commun en dehors de leurs frontières ? D’avoir appartenu à l’empire russe, puis soviétique ; de partager un fonds culturel appuyé sur la langue russe qui reste la langue de communication des élites de ces pays ; et, surtout, de vivre une menace commune qui est à leur porte, et donc à la nôtre : l’islamisme. Je vise surtout l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, sans parler du Tadjikistan avec la terrible guerre civile des années 1990.

Je suis un homme de terrain et un chef d’entreprise. J’ai connu cette région à l’époque soviétique. J’ai ensuite connu la période de basculement vers les indépendances. Ce vécu m’amène d’abord à corriger quelques idées fausses sur cette région qu’on a parfois du mal à cerner et qu’on aborde généralement davantage par son passé que par ses perspectives et son avenir.

Enlevons-nous tout d’abord de l’esprit le titre du célèbre livre de Hélène Carrère d’Encausse, L’Empire éclaté, publié dans les années 1980. L’Empire soviétique n’a pas éclaté en raison de la situation en Asie centrale. Celle-ci n’avait rien à voir, par exemple, avec celle des pays baltes. L’Empire a éclaté d’abord à Moscou car, comme le dit l’expression russe, le poisson pourrit toujours par la tête.

L’indépendance des pays centrasiatiques a été davantage subie que conquise. J’étais sans doute le seul Français au Kazakhstan, à Alma-Ata, au moment où l’Union soviétique s’est écroulée et je peux vous assurer qu’aucune manifestation de joie n’a eu lieu, mais qu’il y régnait plutôt un état de sidération. Les gens se demandaient ce qui se passait à Moscou et surtout ce qu’ils allaient devenir. Finalement, tout s’est déroulé à peu près correctement. Les responsables communistes sont devenus chefs d’État des républiques indépendantes, le comité central est devenu l’administration présidentielle et c’est ce qui a permis à ces nouveaux États de se constituer, finalement, dans d’assez bonnes conditions et assez rapidement. Il ne faut pas non plus idéaliser cette période qui a aussi compté des dizaines, voire des centaines, de milliers de morts comme au Tadjikistan pendant la guerre civile.

Un pays a vite étendu son influence vers ces nouveaux États, c’est la Turquie, même si les pays d’Asie centrale n’ont jamais appartenu à l’Empire ottoman. C’est la deuxième idée fausse. Les peuples sont turcophones sauf le Tadjikistan dont l’héritage linguistique est perse. Si la Turquie est très présente, ce n’est non pas en raison de liens anciens culturels ou historiques, mais par l’expression d’une volonté d’hégémonie politique, celle de Erdogan, et économique. Les milieux politique et patronal français ont d’ailleurs commis l’erreur de croire que l’on devait s’attaquer à ces marchés peu connus d’Asie centrale via la Turquie en raison de ces proximités culturelles. Or, les pays d’Asie centrale n’avaient rien contre un commerce avec la Turquie, mais préféraient des liens directs avec la France, l’Allemagne, l’Italie, sans que la Turquie joue les intermédiaires.

La visite dans la zone de François Mitterrand, en 1994, a été importante pour construire cette relation et a permis de donner une vraie impulsion à de nombreuses coopérations toujours vivaces. Il a été le premier chef d’État occidental à s’y rendre et il est vrai que nous sommes, désormais, obligé d’en parler avec un peu de nostalgie. Aujourd’hui, nous avons besoin d’une vraie implication de nos gouvernants français, d’une vraie diplomatie économique française. Il n’y a pas de grands contrats qui puissent se signer dans un pays tel que le Turkménistan sans, au préalable, un contact entre chefs d’État. C’est une réalité que les Japonais, les Chinois, les Coréens, les Turcs ont compris. Il ne suffit pas de dire que la région est stratégique, il faut le démontrer. Il faut y aller, il faut nouer des relations, il faut que notre gouvernement et nos élus s’engagent plus fortement. C’est une région stratégique en termes de sécurité, mais aussi en termes d’énergie et de minerais. Le Kazakhstan, géant de la zone, est notre premier fournisseur d’uranium et notre première source véritablement sécurisée, si l’on compare avec l’instabilité politique des pays africains fournisseurs. Et, pour le pétrole, la place forte est, aujourd’hui, Kashagan, au bord de la mer Caspienne, un gisement gigantesque découvert dans les eaux territoriales du Kazakhstan.

Du point de vue de la superficie, la zone équivaut à ce qu’on appelait, avant la chute du Mur, l’Europe de l’Ouest, mais avec une population équivalente à celle de la France. Si l’on ajoute le Caucase à l’Asie centrale, on obtient la population de l’Allemagne. Les inégalités sont considérables entre les pays avec des écarts de PIB de 1 à 9. Cela ne se remarquait pas du temps de l’URSS puisque les ressources étaient mutualisées. Avec l’indépendance, chacun a retrouvé sa liberté, vécu sa vie et ceux qui s’en sont le mieux sortis sont ceux qui disposaient de ressources naturelles importantes comme le Kazakhstan ou le Turkménistan. Le Tadjikistan a connu des problèmes internes et dispose d’un potentiel beaucoup plus limité sauf à espérer que Total y trouve du pétrole.

Le Turkménistan est, lui, grand comme la France avec seulement 5 millions d’habitants. Il détient les quatrième réserves de ressources gazières du monde et est dirigé par un pouvoir fort, autocratique et laïque. C’est un pays très ouvert aux investissements et aux entreprises français. Bouygues y a construit la plupart des ouvrages de prestige. Vinci y est opérateur. Total manifeste un intérêt évident. Thales va lancer dans les prochains jours un satellite de communication et a équipé le contrôle aérien du pays. Le Turkménistan devrait être la cible privilégiée de notre diplomatie économique dans la zone car son potentiel est considérable.

Bayram Balci. – Mon approche s’appuie sur une démarche de recherche universitaire qui porte sur les sujets religieux et politiques au sein d’une zone où je me rends très souvent. Je traiterai, d’une part, de l’islam dans les sociétés d’Asie centrale et, d’autre part, du rapport des États au projet d’union eurasienne.

Les cinq pays d’Asie centrale dont nous parlons aujourd’hui appartiennent depuis longtemps à la sphère islamique. La conquête islamique s’y est produite assez tôt et on peut aussi affirmer que l’islam soufi, tolérant, modéré, humaniste y est né. D’illustres savants, comme Avicenne, Farabi et d’autres, ayant contribué à la grandeur de la civilisation islamique sont originaires d’Asie centrale, réalité qu’il importe de savoir. Cette contribution et cet héritage demeurent importants aux yeux des sociétés contemporaines en Asie centrale.

Cet espace a été marqué de manière assez uniforme par son passé russe, puis soviétique, et, en 1991, chaque pays a dû redéfinir son propre rapport à l’islam, son rôle et sa place dans le monde musulman. Aujourd’hui, on peut dire que l’identité nationale de chacun des pays porte en elle le principe d’un islam modéré : un islam en paix et en harmonie avec l’État qui en assure la promotion. Celui-ci va construire des institutions type madrasas, des écoles religieuses, et participer à la gestion et à la régulation de l’islam pour qu’il soit en harmonie avec le caractère séculier des États. L’identité séculière issue de l’URSS est un héritage bien préservé dans tous les pays de la zone.

A partir de 1991, ces pays ont reçu logiquement des influences religieuses venant de l’étranger, mais l’adaptation de celles-ci à l’islam local traditionnel s’est réalisée convenablement.

La première influence a été turque, ce qui est assez logique étant donné l’existence de plusieurs liens de parenté ethnique, culturelle et linguistique. La Turquie a joué un rôle important dans la préservation de cet islam séculier et moderne.

L’Asie du Sud – l’Inde, le Pakistan – a aussi influencé l’Asie centrale en raison, il ne faut pas l’oublier, de liens historiques anciens (dynastie des Moghols), réanimés à partir des années 1990. Ce dialogue avec le Sud peut faire peur, mais il est assez naturel car il se fonde sur des liens historiques forts. Le Kirghizstan qui intègre bien ces influences religieuses venues du Sud, notamment la mouvance de Jamaat al-Tabligh, montre bien qu’un compromis est possible entre islam officiel et islam venu de l’étranger.

S’agissant de l’Iran, son influence religieuse est très exagérée. Elle est, en réalité, insignifiante tout simplement parce que l’Iran est chiite alors que l’Asie centrale est sunnite, à l’exception de l’Azerbaïdjan, où l’influence religieuse de l’Iran n’est pas non plus considérable.

Depuis vingt-cinq ans, la gestion de l’islam en Asie centrale est assez raisonnable, même si l’islam non officiel est parfois excessivement marginalisé. Les états ont su mettre en place un islam officiel et national qui répond à la demande de la majeure partie de la population. Cela ne veut pas dire que l’islamisme est inexistant, mais il ne représente pas une force majeure, surtout si l’on compare avec d’autres régions du monde. En se développant et en s’enracinant en Afghanistan et au Pakistan avec les Taliban, l’islamisme radical originaire d’Asie centrale a perdu en grande partie ses racines centrasiatiques. La menace djihadiste existe toujours certes, mais elle est à relativiser du fait de l’exportation et de l’intégration de l’islamisme dans des mouvements djihadistes situés dans des zones géographiques plus éloignées.

S’agissant, à présent, de l’analyse de l’union eurasienne vue d’Asie centrale, il faut tout d’abord s’interroger sur l’image de la Russie dans ces pays. Cette image est globalement positive pour certaines générations qui ont connu l’URSS ; il existe, en effet, chez elles une nostalgie, du respect, voire de l’admiration, pour cette période où l’on avait le sentiment de faire partie d’une grande puissance internationale, l’URSS. On regrette un peu le statut de superpuissance dont on pouvait se vanter à l’époque de l’URSS. En revanche, les nouvelles générations, dont certains membres ont parfois voyagé et étudié en Europe ou aux états-Unis, sont plus méfiantes à l’égard de la Russie. Elles craignent, à tort ou à raison, le retour de l’URSS.

Le Kazakhstan est le premier pays à avoir promu l’union eurasienne, mais considère que celle-ci doit être pragmatique et purement économique. Le respect de la souveraineté et de l’indépendance doit primer sur tout le reste. L’autre géant, l’Ouzbékistan, est encore plus jaloux de son indépendance et de sa souveraineté et, de ce fait, a toujours été très réticent à s’engager dans les organisations intégrationnistes eurasiennes ou autres. Ce pays est très autonome et ne considère pas cette intégration comme nécessaire à son rayonnement sur la scène internationale. J’ouvre une parenthèse pour dire qu’au départ l’union eurasienne devait absorber l’Ukraine, ce qui est devenu impossible, et certains s’interrogent sur la possibilité de la remplacer par l’Ouzbékistan. Ce n’est qu’une hypothèse, à mon sens difficile à réaliser étant donné le souci d’indépendance très marqué de ce pays.

Le Kirghizistan va, lui, adhérer dans quelques semaines à l’union eurasienne. Il s’agit d’une position purement gouvernementale, ce qui ne veut pas dire que cette adhésion fait l’unanimité au sein de la population. Le commerce avec la Chine pourrait pâtir de cette adhésion et certains sont donc interrogatifs. En même temps, le Kirghizistan est dépendant de la migration des travailleurs vers la Russie et l’adhésion à l’union eurasienne va, espère-t-on, favoriser l’emploi d’une importante main-d’œuvre kirghize en Russie. Je note toutefois que, globalement, le débat au sein de la société sur cette question est faible.

En conclusion, on peut dire qu’aujourd’hui, vingt-cinq ans après les indépendances, parler de l’Asie centrale dans son ensemble devient difficile tant la situation et les perspectives de chaque pays sont différentes. Chacun a sa gestion de la question religieuse, son identité, sa politique extérieure. On peut le déplorer à de nombreux égards car ces pays gagneraient beaucoup à coopérer, notamment en matière d’échanges économiques, de sécurité et même de politique étrangère. Néanmoins, sur la durée, le bilan des indépendances reste positif. Les pays ont su éviter le piège du radicalisme et, au contraire, faire preuve de modération, construire des structures étatiques stables et homogènes, se doter de politiques étrangères souveraines et cohérentes. Même un petit pays comme le Kirghizistan réussit à faire voisiner sur son sol une base militaire russe et une autre américaine.

Ivan Prostakov. – Je retiendrai, de mon côté, cette expression très importante d’« islam humaniste ». Place, à présent, aux questions.

Christian Vicenty, direction générale des entreprises au ministère de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique. – Que penser des projets chinois en Asie centrale comme, par exemple, les routes économiques de la soie dans lesquelles sont investis de 40 à 60 milliards de dollars ? Que penser également de cette rencontre entre la Chine et l’islam modéré, l’islam « sage » ? Comment rééquilibrer les relations avec l’Europe ?

Bayram Balci. – La priorité des Chinois est de mettre en place des infrastructures pour développer leur commerce et exporter leurs produits. Les problèmes internes des pays d’Asie centrale et leurs préoccupations en matière de sécurité ou de frontière ne sont pas un souci majeur pour la Chine, il s’agit là de questions laissées à la Russie

Michel Grabar, universitaire, consultant et spécialiste du monde russophone. – Les pays d’Asie centrale comme le Kazakhstan sont-ils touchés par la crise économique ? Si oui, quel est son impact sur les échéances électorales ? Quel est aussi l’impact des sanctions et des contre-sanctions ?

Gilles Rémy. – Plusieurs des pays de la zone sont exportateurs de pétrole et de gaz et sont donc fortement affectés par la crise et par la baisse du prix des hydrocarbures. On constate une remise à plat de tous les projets d’investissement dans un contexte d’incertitude élevée, de même que des dévaluations comme, par exemple, au Kazakhstan. Cependant, le Fonds monétaire international maintient des perspectives de croissance positive et je rappellerai que le Turkménistan détient le record du monde de la croissance sur les huit dernières années. La crise a un fort impact économique, mais pas social, et c’est pourquoi je ne crois pas à un effet de celle-là sur les élections. Les populations voient ce qui se passe au-delà de leurs frontières et constatent, à l’inverse, une réelle stabilité politique chez eux.

Thierry Mariani. – Oui, les pays souffrent, et notamment la petite bourgeoisie, mais cela est incomparable avec la situation économique et sociale des années 1990. Cependant, j’insisterai sur les effets négatifs du retour des populations émigrées en Russie du fait de cette crise. Tadjikistan et Kirghizistan – et Moldavie au-delà de la zone – sont fortement touchés par ce phénomène. Ce sont des pays qui, comme le Mali, vivent beaucoup grâce aux transferts des expatriés en Russie. Quand 10 à 15 % de ces émigrés reviennent, cela crée forcément des turbulences économiques, sociales et donc politiques.

Bayram Balci. – Oui, les sanctions ont un impact car ce qui affecte l’économie russe finit par toucher celle d’Asie centrale. La question migratoire montre bien ces liens, y compris pour un pays comme l’Ouzbékistan. Il existe bien, dans le positionnement des pays d’Asie centrale paa rapport à l’union eurasienne, un avant et un après « crise ukrainienne » qui a est en train de changer la manière dont les pays d’Asie centrale envisagent leurs futures relations avec la Russie.

Mathieu Boulègue, associé dans le cabinet de conseil AESMA, trésorier de l’association Sogdiane et chargé de mission Kazakhstan pour le cercle Kondratieff. – On parle de « grand jeu » et de cercles concentriques en Asie centrale, mais il faut aussi raisonner en termes de flux, je pense à l’Union économique eurasiatique, à la Chine avec les routes de la Soie. L’Europe et la France ont-elles une stratégie par rapport à ces projets ? Comment vont-elles s’intégrer dans ce nouveau mouvement de plaques tectoniques qui va replacer les pays d’Asie centrale au cœur de la stratégie mondiale ?

Thierry Mariani. – Il y a un discours, mais existe-t-il vraiment une stratégie française et les moyens d’une diplomatie économique ? Au Kazakhstan oui, mais beaucoup moins pour les autres pays. Je suis, par exemple, très sceptique sur nos capacités à peser dans la zone quand je constate, je l’ai dit plus tôt, le projet de passer en « format réduit » trois de nos postes diplomatiques, y compris celui du Turkménistan. Nous avons dans ce dernier pays des intérêts économiques importants et cette décision est dommageable. À l’inverse, l’Allemagne est présente et renforce ses postes. C’est un message négatif que nous passons et je compte, comme d’autres parlementaires de droite ou de gauche, évoquer de nouveau ce sujet avec le ministre des Affaires étrangères.

L’Europe a bien une diplomatie, mais les considérations politiques qu’elle peut exprimer ne sont pas toujours en phase avec nos intérêts économiques. En Ukraine, nous avons des intérêts totalement contradictoires à ceux des États baltes ou de la Pologne.

Gilles Rémy. – Pour me part, je crois que l’Union européenne n’a pas de vraie stratégie à l’égard de l’Asie centrale sinon celle, contre-productive, de vouloir détacher l’Asie centrale de la Russie. Cela ne fait pas avancer les choses de dire du mal de la Russie auprès des dirigeants d’Asie centrale. Regardons plutôt comment fait la Chine qui a mis seulement trois ans et demi pour négocier l’importation du gaz turkmène vers son territoire. Dix ans seraient nécessaires à l’Ouest ! La Chine est une machine de guerre économique efficace. Elle n’a aucune visée politique, à part peut-être le souci que la zone puisse déstabiliser ses provinces occidentales.

La réalité de cette zone, c’est le bilatéral. L’Allemagne et l’Italie sont nos concurrents, mais les principaux sont la Corée et le Japon, qui mettent en place des financements sans commune mesure avec les nôtres et dont les dirigeants s’impliquent beaucoup. Le président turkmène, Gourbangouly Berdymoukhammedov, va au Japon et signe, par exemple, pour 10 milliards de dollars de contrats qui auraient pu nous revenir. Le président du conseil italien, Matteo Renzi, s’est aussi arrêté au Turkménistan en revenant du G20 qui s’est déroulé en Australie. Il est donc essentiel de mettre en place une diplomatie bilatérale avec ces pays.

Henry Zipper de Fabiani, ancien ambassadeur au Tadjikistan. – Tout d’abord, on peut s’interroger sur l’efficacité de la lutte contre l’islam radical dans des pays qui ne paraissent pas avoir d’états d’âme devant les méthodes employées par les Russes en Tchétchénie.

Mon second point porte sur la « bombe démographique ». L’émigration n’est plus la « poule aux œufs d’or ». C’était à la fois un exutoire pour des masses désœuvrées et une ressource essentielle pour plusieurs pays. Or, les émigrés reviennent, sont désœuvrés – et là, il existe un lien direct avec mon premier point – la mosquée devient souvent le seul endroit où des solidarités concrètes et effectives peuvent se nouer. Ce ciment peut avoir des effets stabilisateurs à courte échéance, mais il risque à terme d’être hors contrôle.

Enfin, j’ai une question sur la relève inéluctable des générations et la succession des anciens dirigeants communistes aujourd’hui au pouvoir. Comment, nous, Européens et Français, pouvons-nous traiter intelligemment avec les transitions politiques à venir ?

Bayram Balci. – C’est vrai que certaines élites dirigeantes prônent une gestion « à la russe » de l’islamisme. Néanmoins, la réalité est celle d’une gestion plus modérée. Même un pays comme l’Ouzbékistan qui a pourtant une politique dure de gestion du fait religieux est capable de compromis quand il le faut.

Yves Pozzo di Borgo, sénateur de Paris, président de l’institut Jean Lecanuet. –Je souhaite juste saluer l’action de la diplomatie française et du président de la République pour la recherche d’une solution pacifique et constructive à la crise ukrainienne. Je voudrais aussi appuyer les propos de Thierry Mariani sur l’importance de garder une présence diplomatique cohérente en Asie centrale.

Olivier Gouraud, ancien directeur gaz de la filiale Total Azerbaïdjan. – Les perspectives gazières du Turkménistan sont, effectivement, considérables. La coopération avec l’Europe pourrait être exemplaire, mais bute sur la question des discussions d’État à État. C’est le cas avec la Chine ou l’Iran. Mais pour l’Europe, avec qui discuter ? En Europe, le marché unique du gaz a pour conséquence que les acheteurs n’ont pas le droit de se parler. Il n’y a pas d’intervenant européen à la hauteur pour discuter avec le Turkménistan ; c’est un vrai souci pour la sécurité de l’approvisionnement européen.

Antoine Buisson, consultant en agro-industrie. – L’Asie centrale est aussi un marché très intéressant pour l’agroalimentaire. Actuellement, le régime des sanctions et l’embargo poussent la Russie à développer sa filière agro-industrielle et à diversifier ses approvisionnements en produits frais. Elle cherche des partenaires de substitution aux pays européens et l’Asie centrale pourrait être un partenaire privilégié dans ce secteur. Les Républiques centrasiatiques s’efforcent de développer leurs secteurs agricole et agroalimentaire, dans le cadre de leur stratégie de développement agro-industriel et pour assurer la stabilité des villes et des campagnes. Aujourd’hui, seule la Chine intervient en tant qu’investisseur. Elle recherche des terres et investit massivement dans l’agriculture. De jeunes centrasiatiques apprennent, non plus seulement le russe, mais aussi le chinois. Quelle pourrait être la stratégie française et européenne pour intervenir dans le domaine agroalimentaire et agro-industriel en Asie centrale ?

Gilles Remy. – La commission Barroso a très mal géré le dossier Nabocco et c’est regrettable. Peut-on reprendre la négociation ? Je ne le crois pas car, pour réussir, les discussions doivent se mener d’État à État. Je crois que le gaz turkmène ira en Chine, puis au Pakistan et en Inde, mais pas en Europe. C’est dommage pour nous et c’est dommage pour le Turkménistan car celui-ci pouvait avoir un intérêt à équilibrer ses exportations entre Asie et Europe. C’est clairement un constat d’échec. Sur les questions agricoles, il est évident qu’il existe des perspectives. Le Kazakhstan investit beaucoup dans ce secteur et souhaite, par exemple, concurrencer la Nouvelle-Zélande sur le mouton.

Georges Mosditchian, Europe and Central Asia Manager du GEP-AFTP. – Au Turkménistan, Total – compagnie pour laquelle je ne travaille pas, je tiens à le préciser – a une action régulière sur ce sujet gazier. Selon moi, Total fait ce qu’il peut et ce qu’il doit. Je voudrais enfin, rappeler que, dans l’histoire de leurs expansions territoriales en particulier au xxeet xxie siècle, les Chinois ont peu souvent agi en combattants, mais beaucoup plus en tant que commerçants qui pénètrent, peu à peu, leurs régions ou pays cibles, e.g. Australie, Afrique, Asie du Sud-Est. Leur accord gazier avec le Turkménistan en est une autre illustration.

Ivan Prostakov. – Un sujet compliqué traitant d’une zone composée de pays hétérogènes, voici la conclusion de ce petit-déjeuner. On peut aussi retenir de nos échanges que la France pourrait faire mieux, que l’identité européenne pourrait être plus marquée et donc que les échanges comme celui de ce matin sont essentiels.

ÉVÉNEMENT payant

Petit-déjeuner débat « Asie centrale, une autre Asie »

25 Mars 2015
8h30
à partir de 8h
Le Saint-Germain
62 rue du Bac
75007 Paris

Métro : Saint Germain des près (ligne 4)

Bus : Rue du Bac - René Char (69, 68, 63 et 84)