Le nouveau visage de la Turquie

parAlbert KALAYDJIAN, chargé de mission au Sénat
22 Novembre 2016
Actualité

Autrefois considérée comme un modèle de laïcité, la Turquie vit une période politique trouble. Comment s'est-elle tant éloignée des idéaux de sa prise d'indépendance en 1923 ?

Une prison à ciel ouvert. Voilà ce que devient aujourd'hui la Turquie avec ses 110 000 prisonniers politiques, ses 60 000 fonctionnaires révoqués, ses journalistes arrêtés et traduits en justice ou encore ses 73 universitaires appréhendés la semaine dernière. Un voile sombre s'abat sur les libertés individuelles et collectives. C'est un sujet majeur et préoccupant pour l'Union européenne.


UNE TRADITION LIBERTICIDE. Un régime autoritaire règne, aujourd'hui, en maître sur la Turquie, conforté par le coup d'Etat avorté de l'armée du 15 juillet 2016. Depuis la création de la Turquie en 1923, l'armée en a tenté une vingtaine et n'en a réussi que quatre : en 1960, en 1971, en 1980 et en 1997. C'est une armée fondamentalement putschiste qui s'est toujours voulue le rempart de la tradition kémaliste. Personne ne pourrait affirmer qu'elle ne cherchera pas un jour à recommencer car, malgré des divisions internes, son idéologie reste la même.

Les 15 et 16 juillet, deux extrémismes se sont affrontés : le militarisme kémaliste et l'islamisme de Erdogan. Une sorte de “nuit des longs couteaux” avec, en prime, le bombardement du Parlement. Recep Tayeb Erdogan a réussi son coup d'Etat civil. Depuis la révolte de 2013 sur la place Taksim, il rêvait de gouverner le pays sous le régime de l'état d'urgence, mais n'était alors que Premier ministre. Devenu président de la République, il utilise l'article 120 de la Constitution de 1982, dont la dimension autoritaire a été étendue par les articles 121 et 122. Le président nomme et révoque désormais le Premier ministre et les membres du gouvernement, peut dissoudre le Parlement et déclarer (et prolonger) l'état d’urgence sans l'aval de ce dernier.

Partisan déclaré de la charia depuis 1995, Erdogan a pour objectif de proclamer un Etat islamique pour le centenaire de la République, en 2023. Cela explique l'importante purge réalisée à tous les échelons de l'Etat. Le président turc veut instaurer un Etat théocratique de type sunnite, à l'image du régime chiite de l'Iran. Il rejette les valeurs universelles des droits de l'homme, notamment par sa volonté de rétablir la peine de mort, et donc celles de l'Europe, et semble se tourner plus vers le Moyen-Orient. 

La construction d'un Etat théocratique doit passer également par l'islamisation de l'armée. Erdogan veut dompter cette dernière, changer ses structures, ses cadres et ses méthodes. Le double jeu passé d'Ankara avec Daesh, ses tergiversations multiples, apparaissent maintenant au grand jour. La présence d'une armée islamiste au sein de l'Otan serait un problème majeur pour l'Occident. L'Europe attend vainement un changement politique dans le pays, mais cette possiblité s'éloigne de plus en plus : le processus d'islamisation du pays, de l'Etat, de l'administration et de la classe politique est en marche.


LE DEMANTELEMENT DE L'ETAT KEMALISTE. Le 7 août dernier, le président Erdogan faisait une démonstration de force sur une place principale d'Istanbul. Omniprésent, le chef de l'Etat mobilise ses militants et s'en sert pour accélérer la purge. Il cherche également à domestiquer deux partis d'opposition, le Parti républicain du peuple, kémaliste et laïque, et le Parti d'action nationaliste, d'extrême droite. Le Parti démocratique du peuple, pro kurde, est écarté. Il était pourtant le grand gagnant des dernières élections législatives, en 2015, et portait l'espoir de tous les démocrates du pays et d'ailleurs.

Dans les grandes manifestations officielles, un portrait géant de Erdogan voisine désormais avec celui de Atatürk, un symbole mais aussi un sacrilège. Cela lui permet de bousculer l'agenda politique.

L'homme à abattre pour l'heure est l'imam Fethullah Güllen, dont l'extradition est demandée sans relâche aux Etats-Unis. Le prédicateur, qui dirige une puissante confrérie musulmane turque dont Erdogan a utilisé l'influence et les réseaux pour infiltrer les institutions, est devenu un ennemi mortel pour avoir dénoncé la corruption dans l'entourage immédiat de Erdogan.

La purge touche donc aussi les milieux güllinistes. Le coup d'Etat civil parachève une politique étrangère devenue néo-ottomane, à l’opposé de celle traditionnelle du kémalisme, pro-européenne et atlantiste. Cette remise en cause n'épargne pas la relation privilégiée liant l'Occident à la Turquie, principal partenaire stratégique dans la région depuis plus de soixante-cinq ans, dans le cadre de l’Otan. Le président Erdogan s'apprête à une confrontation avec ses alliés occidentaux avec qui les relations n'ont cessé de s'envenimer depuis quelques années.

Se considérant comme une victime, Erdogan n'a pas de mots assez durs pour fustiger ces “faux amis” que sont les Etats-Unis et l'Union européenne. Il menace cette dernière de rompre les accords du 18 mars dernier qui offraient à la Turquie des garanties d'adhésion en échange de sa vigilance dans le contrôle des flux migratoires venant notamment de Syrie. Et tant pis si la Turquie doit renoncer à l'exemption de visa pour ses ressortissants voyageant en Europe que Bruxelles conditionne aussi par la réécriture par Ankara de sa loi anti-terroriste.

Pourtant, en Europe, des voix s'élèvent, comme celles de l'Autriche et de la Hongrie, pour mettre fin aux négociations du processus d'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. En France, certains candidats à l'élection primaire de la droite et du centre se sont prononcés dans le même sens. 

Quant au rapprochement de Erdogan avec la Russie de Vladimir Poutine, il suscite des interrogations. La Russie tsariste avait toujours été un adversaire traditionnel de l'Empire ottoman. La guerre russo-turque de 1876-1877 avait porté un coup fatal à “l'homme malade de l'Europe” et créé des perspectives pour le gouvernement de Saint-Pétersbourg (Bulgarie, Roumanie, Serbie, Monténégro). L’Empire russe était devenu le protecteur attitré des Slaves et des orthodoxes. Durant la Grande Guerre, la confrontation militaire directe entre les deux géants avait tourné au désastre dans le Caucase, aboutissant indirectement au génocide arménien de 1915. Par la suite, l'Union soviétique ne cessa jamais de peser stratégiquement dans cette région sur son voisin turc. Elle n'hésita pas à se rapprocher de l'Iran des empereurs Pahlevi et à exercer un contrôle de ses populations turcophones du Turkménistan et d'Azerbaïdjan. La stratégie de rapprochement actuelle est sans doute conjoncturelle car la future administration de Donald J. Trump fera de l'apaisement avec la Russie un objectif immédiat. Pour Moscou, l'axe privilégié avec Téhéran et Erevan reste essentiel à sa prédominance dans la zone. La base aéronavale de Tartous, en Syrie, est aux yeux des Russes un port stratégique en Méditerranée orientale. Un avantage que seul le régime de Bachar al-Assad est pour l'heure en mesure de lui garantir. 


UN CHANGEMENT DE POLITIQUE. L’Europe est face à une grande difficulté : elle est contrainte de changer de politique à l'égard d’Ankara en raison de ses valeurs de civilisation et de sa sécurité interne sur le continent. La Turquie joue donc un jeu dangereux : son primat sur le monde sunnite n'est pas acquis car l'Arabie saoudite se pose en rivale et l'Iran pèse sur la région. Le pays est, aujourd'hui, économiquement et militairement affaibli et une partie de la société turque est préoccupée par le recul de la démocratie.

Un Etat dans la zone s'inquiète, Israël, mais un État européen peut tirer bénéfice de la situation, la Grèce. A Nicosie, tous les Chypriotes se sont assis autour de la table. Les Turcs locaux ne veulent pas intégrer un voisin islamisé et préfèrent un accord fédéral avec leurs compatriotes grecs. Car la partie turque de l'île pourrait ainsi normaliser ses relations, intégrer l'Union européenne, son marché et sa monnaie, et s'éloigner d'une région militairement instable et potentiellement dangereuse. Paradoxalement, une bonne nouvelle pour la construction européenne qui pourrait ainsi mettre fin à un conflit né en décembre 1963.
 

 

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