L'Inde, l'autre géant asiatique ?, compte rendu

parFrance Forum
12 Juillet 2018
Actualité

Ne serait-ce qu’en raison de la vigueur de la démocratie indienne, de la richesse de sa vie politique, de son fédéralisme, source quotidienne d’innovation, de son pacte social, certes fragilisé aujourd’hui par la mise en œuvre d’un hindouisme national, mais tellement inscrit dans l’identité du pays. L’Inde est bien la première démocratie du monde. Pays des excès et des extrêmes, elle est aussi, depuis son indépendance en 1947, un laboratoire de réformes : juridiques, religieuses, politiques, sociales, économiques. La révolution verte hier, la démonétisation aujourd’hui. Si toutes ces réformes n’ont pas rencontré le succès escompté, l’Inde est de plus en plus dans le XXIe siècle, voire déjà dans le XXIIe siècle.

Puissance digitale, puissance spatiale, puissance militaire, il semble pourtant qu’on ne lui accorde encore qu’avec modération, voire circonspection, ce statut de puissance dans la géopolitique mondiale. Serait-ce la conséquence de sa rivalité avec la Chine, de plus en plus visible sur de nombreux points du globe ? Serait-ce la singularité de son modèle économique et social ? Serait-ce la faute de l’Inde elle-même dans sa vision stratégique et la conduite de ses relations internationales ?

Pour répondre à ces questions, la revue France Forum a organisé, le 29 mars 2018, en partenariat avec l'institut Jean Lecanuet, un petit-déjeuner thématique intitulé "L'Inde, l'autre géant asiatique ?".

Jean-Luc Racine, directeur de recherche émérite au CNRS, chercheur senior à l’Asia Centre. – « L’Inde, l’autre géant asiatique ? », tel est donc l’intitulé de ce petit-déjeuner. Tout réside dans le point d’interrogation qui suggère, bien sûr, la comparaison, la coopération, la compétition, la confrontation parfois, avec la Chine.

La situation politique de l’Inde appelle plusieurs remarques. La première, et la plus générale, se présente sous forme de question : avec le gouvernement actuel, c’est-à-dire avec le Premier ministre Narendra Modi et son parti le Bharatiya Janata Party (BJP), l’Inde est-elle entrée dans une phase de transformation idéologique d’une ampleur similaire à la transformation économique des années 1990, marquée par l’affaiblissement du protectionnisme sur lequel l’Inde de l’indépendance s’était construite ? On ne peut pas évoquer cette période sans parler de Jawaharlal Nehru, leader du Congrès avant l’indépendance, puis Premier ministre de 1947 à 1964, année de sa mort. Il est frappant d’observer que, pour les hommes aujourd’hui au pouvoir en Inde, Nehru n’existe plus. Il n’apparaît, en fait, que dans les écrits des idéologues de la famille nationaliste hindoue. Pour eux, Nehru est un suppôt de l’Occident, dont la seule réalisation a consisté à construire une Inde imprégnée des principes britanniques et occidentaux : il aurait donc trahi le véritable esprit de l’Inde.

Aujourd’hui, parler de politique en Inde suppose de mettre en avant trois points. Il s’agit d’abord du système politique, marqué par l’hégémonie du BJP qui pourrait néanmoins être remise en question lors des prochaines élections de 2019 – si elles ne sont pas avancées à la fin de l’année 2018. A cet égard, toute stratégie politique indienne prend en compte les rapports de force entre castes, surtout localement. Le deuxième champ est celui de la politique économique du gouvernement actuel. Le troisième marqueur, sans doute le plus important, est celui de l’idéologie. 

Lors de la campagne électorale de 2014, qui aboutira à son élection au mois de mai, Narendra Modi avait davantage insisté sur la question du développement que sur ses convictions idéologiques. Les analystes s’accordent sur le fait qu’une partie notable de celles et ceux qui ont voté pour lui ne l’ont pas fait parce qu’il était le porte-parole de l’hindouïté. Cela dit, son profil et son parcours étaient connus de tous et il n’était pas forcément nécessaire pour lui de le rappeler aux électeurs. Il a rejoint très jeune le grand réseau des associations nationalistes hindoues, dont la matrice intellectuelle et sociale est celle du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS). Dès l’âge de 20 ans, Modi a été un des propagandistes de cette organisation patriotique nationale, puis le responsable de son aile étudiante. Il fut ensuite « confié » par le RSS au BJP, celui-ci étant en quelque sorte le bras politique de la famille idéologique nationaliste hindoue. 

La surprise de l’élection de 2014 n’a pas été la victoire du BJP – qui avait déjà été au pouvoir de 1998 à 2004 –, mais celle de Modi et de la manière dont il est arrivé sur le devant de la scène. Il a écarté, un peu pendant la campagne et totalement après sa victoire, la vieille génération pour faire monter des gens très proches de lui, souvent rencontrés alors qu’il était ministre en chef du gouvernement du Gujarat de 2001 à 2014. Cela explique aussi pourquoi le Gujarat est devenu le laboratoire économique, idéologique et social de l’actuel gouvernement. Il faut aussi mettre en exergue qu’avec 31 % des voix, et pour la première fois depuis longtemps, un parti politique a obtenu la majorité à lui seul à la chambre basse du Parlement. Le BJP n’a plus à s’encombrer de la gestion d’un gouvernement de coalition, mais il hésite pourtant à avancer franchement sur les trois grands dossiers emblématiques du nationalisme hindou. Le premier a trait au Cachemire et à la volonté de faire disparaître le peu d’autonomie qui reste à cet État à majorité musulmane. Le deuxième consiste en la construction d’un nouveau temple hindou dédié à Rama sur le site de la mosquée de Babri, détruite en 1992 sur fond de conflit intercommunautaire. Le troisième, enfin, tient à la mise en place d’un code civil uniforme, de sorte que le droit privé des minorités religieuses, musulmane ou chrétienne disparaisse au nom d’un principe qui n’a rien à voir en Inde avec ce qu’on y appelle le sécularisme, mais qui permet aux idéologues de l’hindutva — l’hindouïté — de s’arroger le droit de définir ce qu’est l’Inde, en se proclamant les porte-parole de la majorité hindoue, qui compte 82 % de la population. Leur thèse est que la nation indienne n’est pas née dans la lutte anticoloniale du XIXe et du XXe siècle : elle existe depuis 5 000 ans. Cela implique une réécriture de l’histoire, centrée sur l’héritage culturel védique et hindou, une réécriture en œuvre dans les manuels scolaires des États gouvernés par le BJP. 

Si le BJP domine à lui seul la chambre basse, il n’a pas encore la majorité à la chambre haute, un handicap pour modifier la Constitution et faire de l’Inde, non plus une république séculariste, mais, comme le voudrait la frange extrémiste, un État hindou. Ce ne sera pas une tâche facile. Mais aujourd’hui, pour la première fois depuis très longtemps, les trois personnes clés du régime – le président de la République, le vice-président et le Premier ministre – sont de la même religion et ont la même étiquette politique alors que, traditionnellement, le président de la République est un personnage consensuel. La concentration du pouvoir et la puissance du parti s’étend de manière très nette à la carte électorale des 29 États indiens. Le BJP dirige aujourd’hui, seul ou en coalition, 19 Etats sur 29. Cette hégémonie politique rappelle celle que le Congrès national indien eut par le passé. Mais celui-ci n’a  obtenu que 44 députés aux élections de 2014, score le plus bas depuis l’indépendance.

Toutefois, quelques craquellements se font jour dans la belle façade du BJP. Aux élections du mois de décembre 2017, dans le bastion politique du Premier ministre, le Gujarat, le BJP a gagné pour la  sixième fois consécutive, mais avec une marge nettement amoindrie, le parti du Congrès faisant, à l’inverse, un score bien meilleur que prévu. Aux élections partielles en Uttar Pradesh, une coalition improbable d’opposants a réussi à battre le BJP dans le bastion emblématique du chef du gouvernement de l’Etat, le très militant Yogi Adityanath, un religieux entré en politique. Les observateurs se demandent si de telles coalitions entre ennemis ne pourraient pas déjouer les pronostics de victoire du BJP aux prochaines élections générales. C’est un grand point d’interrogation. SI le BJP obtenait de nouveau une majorité absolue, la question de savoir si le tournant idéologique engagé en 2014 serait comparable au virage économique des années 1990 pourrait recevoir une réponse positive. En revanche, si l’actuel Premier ministre revenait au pouvoir affaibli dans le cadre d’une coalition, la politique menée sera sans doute différente. 

Ce qui anime la grande famille nationaliste hindoue n’est pas seulement la volonté de remettre les minorités à leur place (en interdisant l’abattage des vaches ou en dénonçant les couples mixtes musulman-hindou baptisés « love jihad », violences ou intimidations trop souvent à l’appui). La nation indienne, une nation-civilisation, doit devenir le « gourou du monde » comme l’a souhaité Narendra Modi dans un discours aux étudiants de l’université hindoue de Bénarès. Pour autant, qu’est-ce que la puissance ? Du point de vue économique, l’Inde est bien un pays émergent. Elle va bientôt dépasser la France et la Grande-Bretagne pour devenir la 5e puissance économique mondiale. S’agissant de la politique étrangère, elle relève de ce que l’on pourrait appeler une diplomatie « tout azimut ». Elle parle avec tout le monde, y compris la Chine, avec laquelle ont aussi lieu des accrochages, qui n’empêchent pas une relation bilatérale très codée. Malgré des incidents frontaliers et le refus de faire partie du grand chantier transcontinental des routes de la soie cher à Xi Jinping, le dialogue est en effet maintenu avec les Chinois. D’un autre côté, l’Inde s’est rapprochée des Etats-Unis depuis des années, mais sans vouloir être une alliée assujettie. Elle se réjouit de voir l’administration Trump faire les gros yeux au Pakistan, sans perdre de vue le vieux partenaire russe, nouant, lui, une relation nouvelle avec Islamabad. L’Inde s’insère comme elle le peut dans ce monde multipolaire en dépassant le strict cadre régional pour conforter ses intérêts économiques et géopolitiques dans des horizons plus lointains.

Sandrine Prévot, chercheure associée au Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud à l’EHESS, consultante en management interculturel et anthropologie de l’Inde. – Il faut distinguer la caste en soi et le système de caste, c’est-à-dire les relations entre les castes. La caste en soi correspond au groupe de naissance et d’appartenance. Chaque Indien en est très fier. Les milliers de castes étaient autrefois rattachées à des professions traditionnelles, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui en raison de la mobilité sociale. On change de profession, mais on ne change pas de caste. On n’exerce pas le métier de sa caste, sauf encore pour les activités de services traditionnels, les plus dévalorisées. Ainsi, les blanchisseurs font généralement partie de la caste des blanchisseurs (dhobi).

La caste n’est pas l’équivalent d’une classe, même s’il existe une forte correspondance entre les privilèges sociaux et les hautes castes. Dans toutes les castes, on relève aujourd’hui une hétérogénéité socioéconomique. La caste est une grande famille fondée sur la solidarité. C’est une spécificité indienne : la prédominance de la relation sur l’individu. L’individu autonome et indépendant n’a pas sa place en Inde. Ce qui compte, c’est le grand réseau social dans lequel on se trouve inséré. Il existe la conviction que le progrès et la mobilité sociale ne peuvent se réaliser que grâce au soutien prodigué par le réseau. La solidarité de caste relève de la responsabilité sociale. C’est un devoir de loyauté, un devoir moral. Cela accroît le prestige individuel, la bonne réputation d’une famille. La réussite individuelle doit profiter à la famille, aux parents, aux enfants, aux oncles, aux neveux, même si cette solidarité est parfois vécue comme très contraignante et stressante. C’est une obligation sociale qui donne une bonne image de soi et de sa famille.

La caste constitue, à sa manière, le système de protection sociale. En cas de chômage, de problème de santé, chaque personne doit pouvoir compter sur la caste. Sans réseau, tout devient plus difficile : se marier, trouver un travail, avoir de bonnes relations avec son voisinage. Il ne faut donc, en aucun cas, casser le lien avec son réseau. La caste est vectrice de mobilité sociale. Les urbains vont accueillir les ruraux et les aider à trouver un emploi, un logement. On fera appel à son réseau pour financer un commerce ou pour obtenir un prêt. Il sera ainsi plus facile de devenir marchand si on appartient à une caste marchande ou à un réseau marchand.

Le népotisme et le clientélisme de caste sont, en Inde, une forme de devoir moral, une manière de gérer l’incertitude et de créer un environnement de confiance. En fait, l’individu a une forte confiance dans son réseau et une faible confiance dans le réseau des autres. En cas de problème, il y a peu de recours. Cette fidélité dans la caste se perpétue même en cas de mobilité ascendante des différents membres, ce qui explique notamment que la diaspora se réinvestit aussi en Inde. La caste est donc un ensemble de relations informelles et interpersonnelles qui a son sens.

Les castes sont en situation de concurrence entre elles. La caste permet de bénéficier d’une discrimination positive dans les écoles ou dans les emplois gouvernementaux via un système de quotas. Or, les succès de cette politique de discrimination ont été mitigés, puisque les hautes castes dominent toujours l’administration. Malgré cela, les hautes castes considèrent que les quotas constituent une forme de discrimination inversée. La tension s’est donc accrue entre les castes. Cela est perceptible dans certaines écoles où des élèves issus du quota de basses castes ressentent de la discrimination de la part des professeurs et des élèves de hautes castes. Cela peut avoir une influence sur les résultats scolaires et, dans les cas les plus graves, conduire au suicide.

Tout Indien condamnera les inégalités de caste, mais aura tendance à considérer celles-ci comme appartenant au passé ou au monde rural. Or, elles existent bel et bien dans le monde urbain comme rural et à tout niveau social. Les pratiques discriminatoires visant les intouchables, aujourd’hui appelés dalit, ont été abolies à l’indépendance, mais cela ne veut pas dire qu’elles ont disparu. Il arrive que les discriminations génèrent violences et assassinats. Les médias relatent les cas les plus dramatiques tel que le cas d’un dalit qui a frappé une vache appartenant à un brahmane. Il existe aussi des discriminations plus subtiles au quotidien : par son comportement et sa manière de parler un individu issu d’une haute caste pourra rappeler à son interlocuteur son statut inférieur, un dalit pourra être servi en dernier dans un restaurant ou installé à une mauvaise table... Ces discriminations cachées ne font pas l’objet de débat public parce qu’on estime que la loi a déjà fait le nécessaire et il semble difficile d’en faire plus sans accroître les tensions entre castes.

Le système de caste se perçoit aussi dans les mariages, avec l’existence d’une forte endogamie. La caste repose sur un principe de pureté et une logique de séparation. L’endogamie préserve la pureté et l’intégrité de la caste. Elle se rattache à la pensée brahmanique et fait partie du code de l’honneur.

Les mariages inter-castes sont possibles légalement depuis 1954. S’ils sont encouragés par plusieurs gouvernements d’État, ils sont condamnés par la culture indienne, surtout si la fille se marie avec un homme de statut très inférieur. Ils peuvent entraîner rejet de la famille et de la caste. Il n’y aura ni dot, ni cadeaux prestigieux, ni grande cérémonie de mariage. Le couple prend le risque d’être isolé, à l’écart des réseaux qui permettent la réussite, aussi bien affectivement, financièrement que socialement. Il arrive même que des expéditions punitives aient lieu contre des couples inter-castes, ceux-ci n’ayant alors d’autre solution que de s’enfuir (le « runaway »), ce qui accentue encore le déshonneur de la famille, en particulier pour la famille de la femme.

Les mariages inter-castes ne représentent que 5 à 10 % des mariages. Ils atteignent 20 % dans le Kerala. Ils sont parfois qualifiés de « mariage d’amour », par différence avec les mariages au sein de la caste, appelés « mariages arrangés ». Cette qualification n’est pas adaptée. Mariage arrangé ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’amour. C’est simplement une autre conception, une autre construction de l’amour. Ces mariages sont d’ailleurs préférés par les jeunes Indiens quand ils sont interrogés par sondage. N’oublions pas que la société indienne est une société collectiviste au sein de laquelle l’individu en tant que tel n’a pas de sens : le mariage est une affaire de famille, pas une affaire individuelle. Le mariage arrangé renforce le sentiment d’appartenance au groupe. Le mariage inter-religieux a aussi très mauvaise réputation. Surtout quand un musulman se marie avec une femme hindoue et lui demande de devenir musulmane. Ce mariage, appelé « love Jihad » par les fondamentalistes, peut être considéré comme un mariage forcé, comme un enlèvement par la famille de la fille.

Jean-Joseph Boillot, co-chairman du Euro-India group (EIEBG), conseiller au club du CEPII, chercheur associé à l’Iris. – Le Premier ministre, Narendra Modi, s’est exprimé récemment en Uttar Pradesh et a tenu des propos extrêmement forts et nouveaux s’agissant du combat idéologique mené par son parti et lui-même : « Oui, nous avons une idéologie. Notre idéologie est la société. La société est au-dessus de la famille. Nous vivons et mourrons pour notre pays. » Or, en Inde, la structuration sociale se fait autour de la famille. 98 % des entreprises indiennes sont de petites entreprises familiales. Les nationalistes indous et, à leur tête, le Premier ministre, contestent donc cette primauté de la famille. La dureté de ces propos se justifie par des résultats économiques en demi-teinte.

Même si, au cours de sa visite en Inde au mois de mars, Emmanuel Macron a beaucoup évoqué les questions géopolitiques et les rapports entre Inde et Chine, l’aimant principal de notre relation avec l’Inde reste son taux de croissance, avec le mythe du taux de croissance à deux chiffres. Ce mythe est un problème, pour eux et pour nous. 

La croissance indienne des dernières années a été très rapide. On est passé du rythme habituel de 3,5 % à 7 %. 7 % par an, cela veut dire que le PIB double tous les dix ans. La progression forte du taux de croissance a d’ailleurs été une promesse de campagne du BJP face au Congrès national indien, qui n’avait pu éviter les répercussions de la crise économique de 2011. Si la crise des pays riches en 2008 avait d’abord dopé la croissance des émergents, cette arrivée soudaine de liquidités n’a pas duré et le taux de croissance de l’Inde a retrouvé un niveau de 4,5 % en 2010-2011. C’est ce qui a provoqué le mécontentement des Indiens – en plus des questions de corruption – à l’égard du Parti du Congrès.

La France ne doit pas construire sa relation avec l’Inde sur le mythe du taux de croissance à deux chiffres. On entend encore trop souvent que l’Inde est la « future Chine », même si les Indiens ne parviennent pas à se débarrasser non plus de cet objectif. Nous devons changer de logiciel et l’Inde doit le faire aussi pour améliorer ses perspectives sociales et politiques. L’Inde est rentrée en effet dans l’ère de l’anthropocène où l’homme a tellement perturbé la nature qu’un point de croissance de plus engendre un point de moins de potentiel écologique. Le « sous-continent indien » est, comme la Chine, très peuplé, mais sur une surface beaucoup plus petite, ce qui accroît la pression sur la bio-capacité. Celle-ci est trois fois inférieure à celle de la Chine. L’impact destructeur de la croissance classique sur l’environnement est donc très fort en Inde. Outre les grandes villes, victimes depuis des décennies de la pollution et des embouteillages massifs, les campagnes sont désormais menacées par des nuages de fumée et de poussière. Ces constats inquiétants devraient pousser le pays à vouloir dépasser le modèle classique de croissance. Or, malgré des déclarations sur les énergies renouvelables, il n’est clairement pas encore entré dans l’ère postindustrielle. De ce point de vue-là, Narendra Modi et son équipe sont des continuateurs du paradigme de l’économie qui croît de 10 % par an et restent les chantres de l’industrialisation même si l’industrie du XIXe siècle ne crée plus d’emplois, y compris en Inde, dans l’industrie automobile ! En Inde aussi, les robots sont là. 

Un autre danger pour l’Inde est le scénario « Atakta Bharat » : l’Inde, faute de consensus intérieur, ne peut mettre en œuvre la « bonne économie ». Nous sommes bien aujourd’hui au cœur de ce scénario. En raison de la politique de démonétisation décidée à la fin de l’année 2017 et de la mise en place chaotique de la TVA, le bilan économique de Narendra Modi n’est pas si exceptionnel. Et notamment du point de vue de la création d’emplois. En Inde, le sous-emploi est massif et le raidissement de l’agenda idéologique du Premier ministre n’a donc pas d’autre explication que ce bilan économique en demi-teinte qui provoque de nombreuses oppositions. Si le mythe de la croissance à deux chiffres ne peut se réaliser, c’est notamment qu’entre l’Inde et la Chine il existe une différence : le millefeuille indien tant d’une société extrêmement diverse que des modèles économiques en présence. Des modèles très différents et très contradictoires qui se placent en compétition. On veut, par exemple, mettre des centrales EPR dans le Rajasthan, mais les oppositions écologistes sont fortes. On peut aussi identifier les tenants d’un modèle économique bienveillant comme le modèle paternaliste de certaines castes du monde des affaires comme le groupe Tata qui propose une forte protection sociale à ses salariés. Il existe également le modèle dit « libéral » des groupes prédateurs de type Marwari qui ont des méthodes comparables au capitalisme prè-XIXe siècle. On observe également un modèle de consommation frugale, qui s’oppose à la consommation ostentatoire. Cette absence de consensus économique est un vrai problème pour avoir une certaine visibilité et prévisibilité sur l’horizon de la croissance économique indienne. L’Inde ne parvient pas à trouver une synthèse entre ces modèles économiques. Narendra Modi et son parti remportent en général le tiers des voix, mais cela veut aussi dire que deux tiers des Indiens ne sont pas en phase avec lui, même si ces deux tiers étant divisés, aucun leader d’opposition ne s’impose vraiment. 

En conclusion, le potentiel de croissance de l’Inde se situe autour de 5-6 % et il est inutile d’espérer une croissance à deux chiffres. En outre, ce potentiel de croissance n’est pas porteur de prospérité partagée car il y a beaucoup trop de laissés-pour-compte. Il manque à l’Inde un vrai système économique inclusif. La France peut travailler avec l’Inde pour sortir du mythe d’une croissance rapide et entrer, comme l’a écrit le prix Nobel d’économie Amartya Sen, dans ce qu’il a défini comme les « indices qualitatifs du développement ». Oui, travaillons avec l’Inde sur la qualité de sa croissance, sur un modèle de développement soutenable. Il ne peut y avoir une seconde Chine. La planète ne le supportera pas.

DE LA SALLE. – L’Inde est un pays unique, mais aussi un pays comme les autres. Rien n’est figé, tout peut évoluer et tout a déjà évolué. Les problèmes soulevés par les intervenants sont-ils spécifiquement indiens ? L’Inde est-elle vraiment dans une impasse ? Peut-elle, à l’inverse, bouger encore plus vite ? 

DE LA SALLE. – Quel est le poids et l’influence de la diaspora indienne sur l’évolution du pays ?

DE LA SALLE. – Pourquoi ne parle-t-on pas des 400 millions d’habitants musulmans ?

DE LA SALLE. – Que pensez-vous de l’outsourcing développé par de nombreuses entreprises multinationales en Inde ? Ce modèle est-il toujours d’actualité ?

DE LA SALLE. – Deux points n’ont pas été abordés et paraissent pourtant très importants. D’abord, l’armement. L’Inde est le premier importateur du monde. Ensuite, les relations entre l’Union européenne et l’Inde.

DE LA SALLE. – Je m’interroge sur la géopolitique de l’océan Indien et ses nouveaux paradigmes : l’accord naval, l’armement de l’inde et des autres.

DE LA SALLE. – La question de l’eau, de l’eau douce paraît essentielle et n’a pas été abordée. C’est le problème majeur de l’Inde et de l’agriculture indienne. D’autre part, contrairement à ce qui est souvent dit, on ne crée pas 12-15 millions d’emplois par an, mais 1,5 million d’emplois formels. L’économie est d’abord informelle, il faut le redire. Ma question est justement de savoir s’il est possible de transformer cette économie informelle en économie formelle. Le cas échéant, à quelle échéance cela sera-t-il possible ?

DE LA SALLE. –La démographie indienne, et surtout sa jeunesse qui représente deux tiers de la population, est la force de l’Inde par rapport à la Chine. Quelle est votre avis sur la formation ? Le système des quotas est-il vraiment positif pour l’Inde ?

Jean-Joseph Boillot. – Sur l’armement. Amartya Sen a écrit sur les « dividendes de la paix » en réponse, précisément, à l’importation massive d’armements par son pays et à sa stratégie militaire. Vendre des Rafale, ce n’est pas aider l’Inde. Le coût d’un Rafale se chiffre, pour l’Inde, en milliards d’heures de travail. Le choix de cette stratégie est celui de son complexe militaro-industriel assez connu pour ses pratiques corrompues.

Sur le secteur formel. Les Indiens entreront dans le secteur formel quand celui-ci sera compétent et bien organisé. La manière dont l’État est dirigé par l’administration ne donne aucune envie de quitter le secteur informel. Gandhi voyait juste quand il proposait à l’Inde un modèle très décentralisé (Swaraj). Les conditions d’une amélioration des perspectives économiques de l’Inde passent par une immense réforme de décentralisation et une administration compétente. On est loin de la Chine, héritière de l’État impérial avec ses mandarins. L’Inde n’a pas cette efficacité historique de l’administration et du modèle chinois. 

Sur l’eau. Le prix de revient du mètre cube d’eau, avec toutes les technologies de retraitement, n’est pas accessible aux Indiens. L’agriculture cherche encore son modèle, même si des solutions innovantes sont apparues dans le sud du pays en matière de récupération d’eau de pluie. Sur ce point aussi, il faut compter sur la décentralisation. On parle de dividende démographique, mais pour l’instant ce dividende est au chômage. Les travaux publics peuvent fournir de l’emploi, à condition que ce ne soit pas l’État central qui s’empare des projets. 

Sandrine Prévot. – Sur les castes. La discrimination n’est jamais ressentie par les hautes castes, mais par les basses. Même si les hautes castes perçoivent les quotas comme une forme de discrimination inversée, elles dominent toujours la bureaucratie indienne grâce à leurs privilèges anciens. La discrimination existe dans les écoles, mais aussi dans les hôpitaux. La discrimination est perçue par les castes les plus pauvres et les moins éduquées, car les soins gratuits qui leur sont destinés sont prodigués par les hautes castes/classes.

Jean-Luc Racine. – Sur les musulmans. Ils ne sont pas 400 millions, mais 14 % de 1,2 milliard donc environ 170 millions. La vraie question, c’est celle de l’unité nationale. Les prochaines élections générales nous diront si l’Inde reste, par essence, un pays multiculturel et multireligieux comme c’est un pays multilingue, ou si l’emporteront ceux qui pensent en termes d’affirmation hindoue reléguant au second rang les minorités religieuses, les musulmans au premier chef. Les hindous eux-mêmes sont très divisés sur cette question.

Le nationalisme hindou entend réifier l’Inde. Si le BJP restait fortement majoritaire en 2019, la question sera sans doute posée — et d’abord par des citoyens indiens eux-mêmes : la démocratie électorale peut-elle devenir illibérale ? Certes, cette question n’est pas propre à l’Inde, comme le montre la place croissante prise par les régimes autoritaires mettant en avant l’identité nationale et le patriotisme. La grande différence avec ces régimes de nature diverse (Chine, Russie, Turquie entre autres), c’est qu’en Inde les élections sont crédibles et que l’opposition politique et intellectuelle conserve des marges de manœuvre

Reste, au-delà des tensions idéologiques, ce que sont les paramètres socioéconomiques de l’émergence. L’Inde sera demain la 5e puissance mondiale en produit nominal brut, mais en indice de développement humain, elle occupe la 130e place sur 180. La jeunesse du pays est un atout, à condition que les jeunes trouvent un emploi. L’emploi définira ce que sera l’Inde de demain en tant que société et en tant que puissance. Ce sera aussi, à coup sûr, l’un des enjeux des prochaines élections générales, que le BJP espère toujours remporter.

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