© Keith Tarrier

Colombes et faucons

Articles de la revue France Forum

Extrait du no77, janvier 1967

Il est entendu que « prendre position contre la guerre du Viêtnam » est une bonne manière de se situer à gauche surtout si on fait en même temps la preuve de la qualité progressiste de ce pacifisme en proclamant la responsabilité première et exclusive des États-Unis dans le déclenchement et la prolongation de cette guerre. Le thème de l’impérialisme yankee, ennemi de la liberté des peuples, devenu un lieu commun de nos places publiques est notamment développé par des intellectuels, dont on nous dit qu’ils constituent l’avant-garde de la pensée et qui convoquent des tribunaux prestigieux afin que ce pouvoir spirituel, rationaliste et existentialiste, condamne à la face du monde une action dont les Américains portent d’autant plus clairement la responsabilité que l’inéluctable déterminisme du système capitaliste les empêche d’agir autrement qu’ils ne font. Le procès de la politique asiatique des États-Unis joue un rôle important à l’extrême gauche communiste ; il n’est pas non plus négligé par la propagande préélectorale du gaullisme : et on sait que le parti communiste reconnaît « les aspects positifs de la politique internationale nationale du général de Gaulle » de bien meilleure grâce et avec une insistance plus soutenue que la Fédération de la gauche. Qui tente d’apporter quelques nuances interrogatives à ces affirmations péremptoires s’expose à n’être point reçu parmi les colombes, se voit rejeté d’autorité dans le camp des faucons, et les publicistes du gaullisme, qui ont la polémique d’autant plus noble qu’ils se situent davantage à gauche, ne manqueront pas d’expliquer qu’il y a certainement du dollar dans un cas aussi douteux.

En réalité, on compte dans l’opinion française non pas deux mais bien trois positions sur la guerre du Viêtnam, et s’il n’y a qu’une espèce de véritables colombes, il faut distinguer deux sortes de faucons. Sont en effet faucons ceux qui applaudissent à l’escalade américaine, jugent que la guerre vietnamienne est une croisade menée pour la défense de la civilisation occidentale contre la barbarie communiste et ne verraient que lâcheté munichoise dans un ajustement de compromis qui frustrerait d’une victoire totale les armes américaines. Ces faucons de droite, qu’on trouve chez les extrémistes du mouvement « Occident » ou dans tels hebdomadaires frénétiques, nostalgiques du colonialisme, ne représentent qu’une fraction assez étroite de l’opinion. Mais il y a aussi des faucons de gauche dont le raisonnement antagoniste est formellement le même et aboutit à la même conclusion belliqueuse que le raisonnement des faucons de droite.

Vouloir le triomphe intégral de toutes les thèses de Hanoï, la communication du Sud-Est asiatique et la défaite des États-Unis en punition de leur agressivité impérialiste, n’est-ce pas participer aussi à l’esprit de croisade et préférer à la paix la victoire d’une idéologie ? Lorsque Sartre et les communistes prochinois accusent l’Union soviétique de coupable passivité dans la guerre vietnamienne et souhaitent publiquement que Moscou use de contre-escalade et de la menace atomique pour que soit efficacement combattu l’impérialisme américain, les prétendues colombes ne sont-elles pas, en vérité, des faucons ? Lorsque, au cours d’un meeting « contre la guerre au Viêtnam », le professeur Kastler, le récent prix Nobel […], a le courage de conclure à la nécessité d’une paix de compromis pour mettre fin à la guerre et que le mot seul de compromis soulève les huées d’une partie de l’assistance, cette effervescence fanatique qui donne beaucoup à penser ne serait-elle pas révélatrice d’un naturel de faucon ? Car repousser le compromis dans une affaire où pour des raisons faciles à apercevoir, la victoire des uns sur les autres est absolument exclue, c’est vouloir perpétuer la plus affreuse des guerres.

Guerre en effet qu’il faut interrompre et le plus vite possible […]. Toute interprétation manichéenne du conflit qui a prioriestimerait intrinsèquement pervers, comme totalitaire ou comme impérialiste, l’un ou l’autre des camps, ne travaille pas pour la paix. D’autant plus que dans cette affaire les responsabilités originelles et les culpabilités sont de toute évidence partagées et qu’à les entasser toutes d’un seul côté, on maltraite la vérité historique en même temps qu’on massacre les chances de la paix, laquelle devient alors injustice scandaleuse si elle ne se confond pas avec la victoire totale des bons sur les mauvais. Chacun au contraire agit en colombe lorsqu’il conseille à ses plus proches amis l’ouverture aux raisons et à l’analyse de l’adversaire, en même temps que les concessions sans lesquelles ne saurait être entrepris un commencement de négociation. Peut-être les Russes agissent-ils ainsi dans le secret à Hanoï, mais non pas les faucons de notre gauche. Et le rôle des amis européens des États-Unis est d’aider les Américains à comprendre combien la poursuite de cette guerre détériore le capital d’amitié qu’ils ont acquis dans le monde, fournit d’arguments leurs adversaires, pousse la Chine dans les voies redoutables de l’extrémisme, risque de solidariser de manière irréparable dans tout le Viêtnam nationalisme, voire patriotisme et communisme, introduit une distorsion, politiquement et moralement intenable, entre les moyens et les buts d’une guerre qui menace de détruire à la limite son propre enjeu, ce peuple vietnamien que les uns et les autres entendent protéger ou libérer.

Ce langage, les Européens doivent le tenir aux Américains au nom même de la solidarité atlantique, qui, plus encore qu’une alliance, est un fait de civilisation impossible à raturer. Ce langage est celui dont usaient récemment Jean Lecanuet dans un article paru en tête de « la Revue des Deux-Mondes » et Jacques Duhamel, retour d’un voyage dans le Sud-Est asiatique, dans une série d’articles du « Figaro ». Ce langage se retrouve dans les meilleurs moments et les conclusions du « Colloque juridique » d’octobre, dans lequel les communistes n’ont pu imposer leurs vues verbalement sectaires et qui a apporté, comme l’écrit Jean Lecanuet, un certain nombre « d’éléments utiles à la pacification de l’Asie ». Langage commun par conséquent au centre et à la gauche modérée. Tant il est vrai que les véritables lignes de partage – par exemple, celles qui séparent colombes et faucons – ne coïncident guère avec les divisions électorales que créent, entretiennent et approfondissent dans leur complicité les aveugles passions partisanes et l’habileté du pouvoir.

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